dimanche 30 mai 2010

EXPOSE : ESTHETIQUE DE LA PAROLE

Par Richard NGOA
INTRODUCTION
En Afrique, la parole revêt une importance capitale car elle est l’instrument de communication le plus utilisé au point qu’on a pu parler d’une littérature orale africaine. Mais toute parole ne fait pas l’objet de l’esthétique car, en Afrique, la bonne parole n’est pas seulement esthétique, mais aussi éthique. La parole esthétique qui est l’objet de notre réflexion est celle qui respecte une certaine structuration, certains canons. Ainsi si l’esthétique traite du beau en général, l’esthétique négro-africaine quant à elle traite du beau et du bien/bon. Une parole esthétique sera celle qui obéira toujours à ces deux dimensions. Mais une autre dimension déborde les deux premières, et se situe au niveau métaphysique ; d’où l’expression de la transcendantalité. Devant cette conception de l’esthétique verbale, notre intelligence s’interroge : pourquoi cette double dimension esthético-éthique de la parole en Afrique noire ? Quelle est l’essence de la transcendantalité de la parole dans la culture négro-africaine ? Quelles peuvent en être les conséquences ? Voilà la problématique qui sous-tend notre réflexion. Ce sujet s’inscrit dans le but d’élargir l’orientation de l’esthétique sous d’autres thèmes, comme sa dimension métaphysique. Notre étude est un travail de réflexion et de synthèse à partir des sources de la tradition africaine aussi bien écrite qu’orale. Le dossier de notre recherche serait incomplet s’il n’avait le complément indispensable avec les foyers authentiques de notre culture. Pour nous y prendre, nous aurons une démarche analytico-herméneutique. Ainsi, nous parlerons d’abord de la dimension empirique de la parole, sa dimension esthético-éthique ; ensuite, nous présenterons sa dimension esthético-éthique ; enfin, nous montrerons sa triple dimension esthético-éthico-métaphysique, c’est-à-dire sa dimension transcendantale.
I LA DIMENSION EMPIRIQUE DE L’ESTHETIQUE DE LA PAROLE EN AFRIQUE.
Dans cette partie, nous traiterons de la rhétorique négro-africaine dans sa dimension esthético-éthico- éducative. Elle concerne la dimension constatative de la parole, pour parler comme AUSTIN.
I.1. La rhétorique africaine dans sa dimension esthétique.
Si la rhétorique peut se définir comme l’art de l’éloquence, l’art de bien parler, l’Africain a aussi forgé une rhétorique à partir des éléments langagiers de sa culture. Nous voulons donc dévoiler la manière dont se pratique la rhétorique dans les langues africaines. Il faut souligner que cette rhétorique n’est pas l’apanage de tout le monde, c’est toute une école par laquelle le rhéteur doit passer. Voici quelques préalables pour entrer dans l’esthétique de la parole :
I.1. Les préalables.
La respiration. Ici, il s’agit de la respiration phonatoire, celle qui prépare le rhéteur à entrer en scène. Il doit commencer par un exercice durant lequel il fait passer l’air à travers la bouche, les fosses nasales, le pharynx, le larynx, la trachée artère pour atteindre les bronches. Cette étape terminée, nous passons à la seconde.

La voix. Elle est le véhicule de la parole, dont les pièces maîtresses sont le larynx, siège des cordes vocales d’où naissent les sons. C’est la tension et la longueur des cordes vocales qui font vibrer l’air et déterminent la hauteur du son car les sons aigus portent mieux que les sons graves et sont plus intelligibles.
La diction. Elle concerne l’articulation et le débit. Pendant que l’articulation met l’accent sur la prononciation d’un mot pour ne pas créer de confusion, le débit quant à lui donne la mesure et la vitesse d’exécution auxquelles l’orateur est soumis.
L’intonation. Elle est le ton varié de la voix que l’on prend selon qu’on est fâché ou content, selon qu’on s’adresse aux enfants ou aux adultes, aux femmes ou aux hommes, ou aux deus sexes, en tenant compte du temps et de l’espace.
Voilà quelques conditions préliminaires que le rhéteur négro-africain doit respecter avant de s’engager dans son art locutoire.
I.1.2. L’acte locutionnaire.
C’est un acte où le locuteur produit des sons articulés, combine des mots selon des règles grammaticales ou syntaxiques et effectue une opération proprement sémantique en employant ces vocables dans un sens et avec une référence plus ou moins déterminés[1]. Ici, il s’agit d’obéir aux règles de rhétorique que la culture africaine a adoptées. Ce n’est qu’en suivant ces règles que l’on qualifie quelqu’un d’orateur. Il faut dire que la rhétorique négro-africaine connaît aussi des tournures aussi jolies et peut-être plus jolies que certaines langues occidentales ; à la seule différence que la rhétorique ici assume aussi une fonction éducative. Ces tournures obéissent à un emploi spatio-temporel et selon les personnes à qui on s’adresse. Essayons donc de découvrir ces tournures.
a. L’allitération.
Elle est surtout utilisée entre les jeunes de même âge qui ont subi l’initiation ensemble. Cela signifie qu’elle est un langage codé, cependant, les aînés peuvent l’utiliser voire les adultes pour passer un message en présence d’un étranger à qui on cache le message. Exemple :
•Entre les enfants de la même classe d’âge.
En éwondo, par exemple on dira :
Bë bebè bebè babebë bebebè bevog bebé mebëbë : littéralement : deux crapauds regardent les autres crapauds d’un mauvais regard.
En haussa, on dira :
« Kato na koto.
Kwado na koto.
Kato za ya kwace ma kato koto ?
Ce qui veut dire
Le gaillard broute (prend son repas).
Le crapaud aussi broute (mange).
Est-ce que c’est le crapaud qui va arracher au gaillard son plat ou bien c’est le gaillard qui va arracher au crapaud sa nourriture ? »[2]
L’auteur explique cette dernière tournure en ces termes : « Voilà un exemple d’un Karangina qui vise à prendre le candidat au piège de la confusion de la prononciation entre deux mots pourtant distincts dans leurs sens et leurs formes mais proches par certaines de leurs parties (…) On demande à un volontaire de le dire le plus rapidement possible. A ce niveau, aura certificat tout candidat n’ayant pas fait de confusion de prononciation entre kato, kwado, kwace et koto, qui ont des sonorités proches mais des significations différentes.[3]
Il en est de même pour la première tournure en éwondo. Ici, nous voyons que les préliminaires évoqués plus haut ressortent dans ce passage : la respiration, la diction, le débit. Nous remarquons qu’ici, il s’agit de prononcer rapidement les mots avec une orthophonie sans faille et d’une vitesse locutoire donnée par l’éducateur. Si l’enfant parvient à le faire, il commence déjà à tendre vers l’accession au titre d’orateur/rhéteur.
* Entre les adultes.
Entre les adultes, on peut utiliser les mêmes tournures mais à des fins différentes. Par exemple, si l’on veut dénoncer les attitudes de deux groupes de personnes qui vivent dans la haine l’un l’autre, on dira toujours :
Bebebè bebè bebë bebebè bevog bebé mebëbë.
Ici, on veut dévoiler les rapports de haine qui existent entre deux camps. Alors pour que les enfants ou l’étranger ne comprennent pas, on utilisera cette image pour désigner les personnes qui sont ici symbolisées par les crapauds. Donc si le chef demande comment vont telles personnes à l’égard de telles autres, si les relations sont celles de la haine on prononcera cette allitération et le chef comprendra que les deux camps sont dans la haine ; ainsi les enfants ou les étrangers comprendront juste les premières notions qu’on a mentionnées dans la première interprétation sans comprendre la seconde qui est plus parlante.
b- La gradation.
C’est une figure de style qui montre une évolution graduelle de la pensée dans une phrase. Elle est très récurrente dans la rhétorique négro-africaine et peut être utilisée pour exprimer la joie ou la tristesse. Ceci toujours en tenant compte de l’auditeur.
•Aux enfants.
La gradation dans l’esthétique négro-africaine amène l’enfant à s’exercer aux formules qu’il utilisera plus tard. On lui apprend à formuler lui-même des exemples de gradation à partir de son vocabulaire. Prenons l’exemple de cette gradation en éwondo :
Zaa di, zaa min, zaa ngeban ; ce qui veut dire en français :
Viens manger, viens consommer, viens engloutir.
Dans l’éducation, on voudrait montrer à l’enfant qu’il mange trop, qu’il mange comme un cochon ; et le plus souvent, quand il est avec ses égaux et qu’on le lui rappelle, il a honte et ne pourra plus manger comme un cochon, mais comme un homme.
* Aux adultes.
Employée envers les adultes, cette expression souligne plutôt une réprimande à la personne. Car en effet, le verbe est employé à l’impératif présent, cela suppose que non seulement celui qui t’appelle possède quel quelque chose que tu n’as pas, mais aussi il montre ton caractère improductif. C’est-à-dire que tu es inutile à la société puisque tu ne fais que consommer sans produire. En d’autres termes, le possesseur veut l’inviter au travail car pour manger, il faut produire ; et le plus souvent, de telles expressions finissent par une intrigue du type quand est-ce que toi tu m’appelleras pour venir manger chez toi ? Comme disent les gens de la rue « Chaque jour la main lave le pied, quand est-ce que le pied va laver la main ? »
Nous voyons donc que cette gradation comme toutes les autres figures de style ont une connotation esthético-éducative pour les enfants, et esthético-éthique pour les adultes. Ainsi, quand une femme veut accuser son mari devant ses frères sous prétexte que celui-ci ne produit pas mais consomme seulement, elle peut employer cette formule devant ses frères et ceux-ci comprendront que sa femme est en train de l’accuser d’être paresseux.
c- La métonymie.
C’est une figure de style qui consiste à désigner le tout par la partie. Elle est aussi beaucoup utiliser dans la rhétorique négro-africaine, mais surtout dans le sens de l’éducation et de l’éthique. Ainsi, une maman, pour montrer à ses enfants qu’ils ne vont pas mettre long au travail champêtre par exemple, ne leur dira pas tout de suite en éwondo :
Biayi ki tobo kuam a esyé. Ce qui signifie en français :
Nous n’allons pas mettre long au travail
Mais utilisera une formule rhétorique pour le dire avec beaucoup d’élégance en ces termes :
Biake fo tyé ve elog dzidzia, ce qui veut dire en français :
Nous allons arracher une seule herbe.
Ce qui est étonnant c’est que certains enfants qui ne comprennent pas encore cette tournure veulent l’appliquer à la lettre, et dès qu’ils arrivent au champ et qu’ils arrachent une seule herbe commencent à réclamer le retour au village. On utilise aussi les mêmes formules dans une dimension éthique pour les adultes.
Il en est ainsi pour toutes les autres figures de style. Nous avons choisi juste ces quelques figures pour attester que la rhétorique négro-africaine les utilise mais va au-delà de la simple esthétique pour aboutir à une dimension éducativo-éthique.
I.3. L’acte illocutionnaire.
L’acte illocutionnaire est un acte effectué en disant quelque chose dans la parole exercée. C’est un acte conventionnel qui ne dépend pas de l’intention du locuteur comme tel mais opère par les règles du discours lui-même. On remarque que cette partie illocutionnaire fait partie intégrant de l’esthétique de la parole dans la tradition africaine et s’exprime beaucoup plus par les mouvements du corps. Ecoutons ce que disent Louis-Vincent THOMAS et René LUNEAU :
«(..) il existe une véritable « éloquence » de certaines attitudes : ainsi, le balancement de la tête, le rythme harmonieux du corps deviennent les « parures de la parole ». L’index « doigt du silence » et le médius « beau parleur » par là même n’ont pas de bague ; en revanche l’annulaire, à la recherche de la parole de l’autre, le pouce (notamment chez le chef) « symbole de force », l’auriculaire « habile à trancher les débats » portent souvent chez les hommes des ornements qui sont les auxiliaires indispensables du verbe »[4]

Nous voyons clairement ici une autre face de qualification de l’esthétique de la parole en Afrique. C’est en respectant tous ces critères qu’on reconnait le véritable esthéticien de la parole dans la culture négro-africaine. Nos deux auteurs continuent en disant :
« Traditionnellement les langues africaines ne dépassent que rarement (elles n’en ressentent pas le besoin)le stade de l’oralité, et ce que l’Européen organise avant tout par la structure verbale, le Noir va donc l’exprimer tout autant par les gestes, le ton et le rythme, enfin par l’image et le symbole dont nous parlerons plus loin. – Le geste en soi s’avère expressif non seulement au niveau de la technique, du jeu intellectuel, mais encore sur le plan liturgique : l’apparente nonchalance du prêtre « animiste » masque mal un ritualisme rigoureusement codifié, inséparable d’un jeu de symbole et considéré comme condition nécessaire de l’efficacité religieuse : le geste ici se fait rite (…). En pays dogon les femmes tendent les bras en l’air pour indiquer leur tristesse ; elles raclent en frappant le sol avec une calebasse percée pour exprimer l’absurdité et le désordre de la mort. »[5]
Il est donc clair que les gestes constituent une part importante dans l’expression esthétique de la parole en Afrique. Sans s’arrêter à ce niveau, nos auteurs renchérissent :
«Les doigts restent unis, les coudes généralement se ramènent vers l’avant. De même les doigts joints sur la nuque expriment l’inquiétude, le souci grave. On sait également que lors de l’initiation, les « Le deuil s’exprime chez les Diola (Sénégal) par le geste que voici : garder les deux mains sur la tête, jeunes initiés demeureront étendus de tout leur long sur le sol ; quand ils se relèveront, « ils seront aux yeux de tous revêtus d’une dignité nouvelle. »[6]
Nous remarquons que nos auteurs commencent à récapituler presque tout ce qu’on a dit précédemment, à savoir les préliminaires : les circonstances, la tonalité, le rythme,… C’est cela qui constitue à première vue l’esthétique de la parole en Afrique. Si par exemple comme on vient de le voir, la femme diola ne respecte pas ces prescriptions que nous venons de citer quand elle est fâchée, elle ne sera pas considérée comme douée d’esthétique verbale. Cela nous conduit à découvrir une autre facette de la parole :
I.1.4. L’acte perlocutionnaire.
C’est un acte qui vise à produire un certain effet psychologique chez l’interlocuteur ou sur l’auditoire. Par son discours, un locuteur peut chercher à susciter l’approbation, l’admiration, la satisfaction, la crainte… Mais en Afrique tout cela se passe à deux niveaux et concerne aussi bien les enfants que les adultes. Cet acte perlocutoire peut s’exprimer par des contes, des proverbes, des légendes, des mythes,… bref tout ce qui peut susciter une certaine réaction de l’auditeur.
* L’acte perlocutoire envers les enfants.
Comme nous l’avons souligné plus haut, l’esthétique verbale négro-africaine est toujours accompagnée d’un message moral, éducatif ; il en est de même pour l’acte perlocutoire envers les enfants. On peut utiliser des contes, des fables des devinettes, des mythes, des légendes soit pour inciter l’enfant à suivre ou à ne pas suivre ce qui est vécu dans cet acte perlocutoire. Prenons quelques exemples.
Le conte. Il est un raisonnement métaphorisant du réel, un récit imagé qui reflète les réalités sociales. Il est un genre varié aussi bien dans sa forme, ses thèmes et son style que dans le message qu’il véhicule et il ne se raconte que la nuit, le plus souvent, ce sont les grands-parents qui disent les contes à leurs petits-fils pour les y initier. A leur tour, ceux-ci essayent de reproduire tous les contes qu’on leur a transmis. On distingue plusieurs types de contes : les contes de fée, les contes de guerre, les contes de chasseurs, les contes d’amour… mais nous n’allons choisir qu’un type pour l’illustrer, les contes d’initiation sexuelle. En voici un qui est racontés aux enfants. Il faut dire qu’avant de raconter, le locuteur suit une méthode tracée par la tradition pour rendre son conte crédible et plus esthétique. Il y a d’abord une formule introductive pour attirer l’attention de l’auditoire. Par exemple, en éwondo, on dira : Ndo anga bo naaaa, et l’assemblée répond hm, les Bassa diront ndon libon lè a, et l’assemblée répond éé C’est-à-dire : il était une fois, et l’assemblée réponde oui. Ce qu’on traduit dans le théâtre par cette formule : Awoulawoula et l’assemblée répond, awoula, et le locuteur reprend : histoire, et l’assemblée répond raconte. Puis suit le conte proprement dit parfois recoupé par des petits repons brefs sous forme de chants ; ensuite vient la formule finale qui, en éwondo, se dit de manière métaphorique et ceci pour passer la parole à un autre conteur dont on prononce le nom. Et cela se dit ainsi : Ai bisek ai miyiè, mevë (le nom de la personne à qui vous passez la parole.) Ce qui veut dire : et les poumons et les intestins, je les donne à (le nom de la personne). Et enfin vient la formule conclusive qui véhicule le message. Examinons donc ce conte d’initiation sexuelle chez les Maka de l’Est Cameroun qui a pour but de montrer comment solliciter l’amour d’une femme ou d’un homme dans le lit avec des paroles mielleuses sans la (le) blesser et sans que les non initiés comprennent.
« On avait demandé à Petit Papa de faire son travail.
Il était tout flapi, tout ratatiné.
On conclut qu’il était fatigué, qu’il dormait.
On l’effleura, on le secoua un peu pour qu’il se réveille et fasse son travail
Soudain, on le vit se redresser et hocher la tête.
Il gonfla, devint très fort et vigoureux.
Il acceptait de faire son travail.
Et on lui montra le travail à accomplir, et il le fit très bien et pendant longtemps.
Après, Petit Papa se fatigua, et il redevint tout faible, tout petit. »[7]
Ce conte a deux destinataires, mais pour le moment, on focalise notre attention sur la jeunesse. Un non initié comprendrait qu’on exhorte l’enfant à aimer le travail, mais aussi à bien le faire et à le faire jusqu’à la fin ; mais on lui montre qu’il sera fatigué et que c’est normale pour quelqu’un qui a bien fait son travail.
Mais si nous prenons le même conte et l’exprimons clairement comme cela se fait dans les camps d’initiation sexuelle, la portée sera celle-ci et de manière claire :
Petit Papa est un nom qu’on donne au pénis, et la femme, pour exprimer le besoin d’accouplement lui demandera de faire son travail c’est-à-dire de s’introduire dans son vagin. Comme le pénis ne se décontracte pas, la femme est obliger de le caresser pour le mettre en érection ; et soudain il se décontracte et l’acte sexuel commence. Ainsi, l’homme sera appelé à mettre longtemps sur la femme pour l’amener à jouir. Et après l’éjaculation, le pénis redevient flasque. Voilà le même conte exprimer à différentes personnes et dont le message diffère d’une catégorie à une autre. Pour un bon esthéticien de la parole, il procèdera de cette façon-là. C’est ce qui a amené Pierre ERNY à conclure que
« L’apparente immoralité qui règne dans les contes, expliquée au plan de la morale sociale comme type de conduite à éviter, devient au plan du symbolisme ésotérique victoire des forces de vie sur les forces de mort. Ceci explique que les contes puissent aussi devenir objet de croyance ; en un sens, ils sont doublement ésotériques. D’où leur portée métaphysique et sociale, perceptible au-delà de leur indigence littéraire. Leur récitation contribue à la marche du monde et à la mise en mouvement des grandes forces de la création ; elle est de ce fait hautement bénéfique. Sur le plan pédagogique, ils constituent une base d’enseignement, une première étape d’instruction, présentation aux jeunes, « sous une forme amusante et colorée, facile à retenir, les drames de la création et les connaissances qu’ils devront acquérir aux différentes étapes de leur initiation. Par la suite ces vérités essentielles se dégageront peu à peu des images enfantines et il suffira de les transposer pour entrevoir le fonctionnement du mécanisme cosmique. » »[8]
Le proverbe. Le proverbe est un énoncé qui ne porte pas de signification en soi, et son efficacité locutoire est extrinsèque, c’est-à-dire que l’expression figurée n’a pas de statut propre. Ces proverbes sont multiples et variés et sont énoncés selon les circonstances et les différentes activités de la vie. Un discours sans proverbe pour un adulte en Afrique n’a vraiment pas de sens à proprement parler. Un bon discours africain doit être assaisonné par des proverbes, des paraboles, des aphorismes, des anecdotes… Par exemple, pour exprimer une esthétique langagière polémologique, le chef de guerre ne va pas s’adresser à son adversaire de manière explicite, il pourra emprunter ce proverbe pygmée pour lui exprimer la vengeance de ses troupes en cas de fatalité de sa part : Si vous écrasez une fourmi, toutes les fourmis viendront vous mordre. L’éloquence ici se trouve dans la manière de dire. Il pouvait dire ouvertement, si vous m’attaquez, mes soldats me vengeront, mais il préfère prendre une autre tournure qui sonne très bien aux oreilles, telle est aussi l’esthétique verbale en Afrique noire.
NKOMBE OLEKO a étudié la relation interparémique, nous vous proposons de le lire. Mais notons que dans les proverbes, la parole est d’une nécessité existentielle. Est sage celui qui connaît les proverbes, ceux-ci étant le cheval de la parole. Tout en faisant l’usage de la parole l’homme devra se rendre compte qu’il ne doit pas tout dire : il est comme le fond de la pirogue de l’eau, c’est-à-dire il sait garder le secret des amis, se défendre de les dénuder. Et dans son expression, il doit se limiter à l’essentiel, éviter d’avoir une bouche comme le tambour, beaucoup de paroles mais peu d’actes. En effet, l’Africain est un homme de parole et il se sert des mythes, des récits étiologiques, des devinettes…pour exprimer non seulement la « pulchérie » de sa parole, mais aussi son message.

Il s’agit de montrer la manière dont les Africains utilisent l’esthétique dans la dimension éthique. Cette dimension concerne les différentes classes sociales auxquelles le locuteur s’adresse. La manière de parler du roi ou à un roi est différente de la manière de parler du guerrier ou à un guerrier, ou à un chasseur. Il faut toute une éthique de la communication que nous proposons vous livrer dans cette partie. Ceci parce que la parole nous vient de Dieu par l’entremise des ancêtres et elle ne doit pas être banalisée, d’où sa dimension transcendantale.
II. LA DIMENSION TRANSCENDANTALE DE L’ESTHETIQUE DE LA PAROLE EN AFRIQUE.
Dans cette partie, nous voulons montrer la partie performative de la parole qui nous vient de Dieu par l’intermédiaire des ancêtres. Mais il convient de préciser que l’art en général est une lutte de la vie contre la mort et symbolise eschatologiquement la victoire de la vie sur la mort. Car d’après les mythes africains, l’art a été créé pour nous rapprocher de Dieu, pour le garder présent avec nous car quand il était avec nous, il n’y avait pas d’art ; mais dès qu’il est allé s’installé dans son monde, nous sommes obligés de le chercher dans l’art à travers les ancêtres. Pour cela, il est important de lire le mythe des Guiziga sur Bumbulvung, le mythe écrit par Prosper ABEGA sur le « modo »…que nous n’aborderons pas ici.
II.1.Dieu comme essence de la parole.
En Afrique, l’efficacité de la parole repose sur la conformité à la volonté de Dieu à travers les ancêtres. En d’autres termes, pour qu’une parole soit efficace, c’est-à-dire pour qu’elle soit performative, qu’elle réalise ce qu’elle dit, il faut qu’elle prenne sa source des ancêtres qui vivent avec Dieu. Ici, nous abordons la dimension métaphysique de la parole. Dieu est à l’origine de la Parole et il est la parole. Cela signifie que dire la parole, c’est dire Dieu auquel je communie quand toutes les conditions sont respectées ; cela implique que la parole à dire ne puisse produire que des effets positifs car Dieu est bon et bonifie l’homme. Cela signifie que la parole dans cette dernière dimension récapitule tout ce qu’on a dit précédemment, elle contient en elle la dimension esthétique, éthique, métaphysique. Ici, celui qui profère la parole est connecté directement aux ancêtres, bref ce sont les ancêtres qui parlent à travers lui, comme le souligne Pierre ERNY :
« Un terme vaut par sa puissance d’évocation, par les notions avec lesquelles il peut être mis en relation, qui permettent d’en éclairer davantage la portée. Tout en restant apparemment dans le sensible et sans que l’image concrète soit transcendée, la pensée arrive de ce fait à se mouvoir à un haut niveau d’abstraction et d’universalité. »[9]
Nous voyons que la métaphysique est le summum de la Parole « pulchérique »• chez l’esthéticien africain. Voici ce que nous disent Louis-Vincent THOMAS et René LUNEAU :
« Si l’Africain accorde au verbe un tel pouvoir, c’est en raison de trois traits (…)-Tout d’abord parce qu’il renvoie à Dieu. La valeur du Verbe chez le Bambara du Mali par exemple provient de ses origines divines. « Dieu est par excellence la parole ; celle des hommes, reflet de la parole primordiale, conserve dans sa texture la trame originelle… D’une façon générale, Bemba est la raison d’être du Verbe, Faro en set la manifestation et la compréhension (la vue), Nyalé incarne son impulsion et sa diversité, N’domadyiri sa stabilisation et son explication. Chaque parole, chaque discours sont en quelque sorte la reproduction du langage de Dieu, aussi le Créateur et les trois « bases »façonnent ils à tout moment le verbe des hommes. »- Ensuite parce qu’il procède de l’homme, créature privilégiée par excellence. Si le verbe est chose divine, il n’en est pas moins, pour le Bambara par exemple, tout autant chose humaine. « Sans les transformations et le façonnage qui s’effectue à l’intérieur du laboratoire humain, il n’aurait pas acquis sa forme organisée ni produit dans le monde bambara les répercussions qu’on lui connaît. » Lié aux organes et sécrétions lui imprimant un nombre égal d’aspects différents, le langage a en outre des attaches particulières avec certaines parties ou postures du corps : les yeux renseignent sur la parole de celui qui parle, les oreilles permettent la maîtrise de la parole, le cou lui confère constance et hardiesse ; les pieds lui assurent la « masse » ou la solidité ; par ailleurs, lier les mains de celui qui parle, c’est amoindrir sa parole, la parole proférée debout reste superficielle ou vaine , mais parler assis (notamment s’il s’agit de décision grave) octroie au dire son poids et sa stabilité, etc.-Enfin parce qu’il n’est pas étranger au monde. Ne discerne-t-on pas dans la parole humaine, s’il faut en croire les Dogon (Mali), les éléments fondamentaux constitutifs du corps humains et que l’on retrouve dans le cosmos ? L’eau car sans salive pas de parole (la parole humide est celle « qui coule bien ») l’eau demeurant d’ailleurs « le support de la vibration sonore qui se meut selon une ligne hélicoïdale » ; la ligne de chevron représente simultanément « le chemin de l’eau et celui du verbe ». L’air puisque le poumon, à l’origine de la vibration sonore, « véhicule la vapeur d’eau chargée de sons ». La terre « qui donne à la parole son poids, sa signification », elle est le « sens des mots » ; correspondant au squelette dans le corps de l’homme, elle est la charpente du discours ». Quant au feu, il constitue « la chaleur de la parole » : l’homme en colère, dit-on, a une parole brûlante, l’homme calme une parole froide ! »[10]
Nous voyons donc la dimension métaphysique de la parole qui procède directement de Dieu, et c’est pour cela qu’elle est créatrice. Mais pour être véritable conséquente, cette parole doit passer par les ancêtres. Alors, qui sont les ancêtres pour les Africains ? Pourquoi les Africains les invoquent-ils ?
« Quelle que soit la terminologie employée, même dans le cas de la dialectique du verbe chez les Bambara, dont parle le professeur D. Zahan, ce cheminement est celui de la vie vers la conquête de son plein épanouissement (…)
Dans cette montée, c’est tout l’univers qui s’affranchit, s’unit, se personnalise et s’accomplit. Le rite africain est incompréhensible pour qui n’a pas cette dimension cosmique de l’homme. L’Homme est à la fois du monde des Vivants et de celui des Morts ; il est esprits, animaux, végétaux, minéraux ; il est feu, il est eau, il est terre.
II.2. Les Ancêtres comme intermédiaires entre Dieu et les hommes, le monde des vivants et celui des morts.
Le mot ancêtre vient de deux mots latins : ante qui signifie avant et cedere qui veut dire marcher. Généralement, les ancêtres sont considérés comme ceux qui ont vécu avant nous et qui ont marqué l’histoire de l’humanité mais qui sont déjà morts. Cela est vrai. Toutefois, pour l’Africain, l’ancêtre est plus que cela, il est un saint puisqu’il vit avec Dieu et intercède pour les Vivants ; c’est pour cela que tous les morts ne peuvent pas être déclarés Ancêtres comme le confirme le professeur B. MUZUNGU cité par Michel KOUAM :
« Tous les morts ne font pas partie des mânes… Les ancêtres sont les hommes qui ont bien vécu sur la terre, les hommes qui ont fait du bien… Ceux qui ont procréé… Ceux-là font partie des mânes. Les sorciers, les assassins, les menteurs, les voleurs… sont exclus de la catégorie des ancêtres et sont classés dans la catégorie mauvais esprits condamnés à errer et prêts à causer du tort aux vivants. »[11]
Il ressort de ce qui précède que l’ancêtre est quelqu’un qui a respecté les trois dimensions de l’esthétique de la parole : la dimension esthétique, la dimension éthique et la dimension métaphysique. Donc ici, il ne suffit pas seulement de bien parler, faudrait-il encore que ce que tu dis soit bien, vrai et utile à toute la communauté ; que cela soit conforme à ce que l’on fait. Ce n’est donc pas comme les simples rhéteurs ou les sophistes qui ne se souciaient pas de la vérité de ce qu’ils énoncent ; l’homme africain, pour être un véritable orateur, esthéticien, doit faire aboutir son discours dans sa dimension métaphysique ; comme le précise le professeur Michel KOUAM « La communion avec le monde invisible, pour être parfaite et totale, après la mort, exige une soumission à la loi morale capable de « sculpter » l’âme humaine. »[12]
La quintessence de ce passage nous fait comprendre que l’esthétique en Afrique reflète le mode de vie des ancêtres. Nous voyons là un véritable dépassement de la conception de l’esthétique occidentale. L’esthétique négro-africaine tire son essence de Dieu et des ancêtres. En d’autres termes, pour juger l’esthétique de la parole en Afrique, il faut interroger le vécu des ancêtres sinon tout jugement reste superficiel car il se limiterait au niveau des sens, pourtant il faut partir des sens pour atteindre l’essence afin que le jugement soit crédible, comme nous fait comprendre le professeur Michel KOUAM :
« Les règles de moralité pour l’éducation des hommes existent partout en Afrique, comme ailleurs, sous des formes diverses : dans les lois, dans les maximes à caractère proverbial. Mais elles existent surtout dans l’imitation des vies bien vécues : celle des aînés et surtout celle des ancêtres qui vivent en communion avec les vivants ; ces derniers constituent une instance de moralité du type théocentrique. Car ceux-là qui sont supposés avoir bien vécu une vie digne l’ont été dans la « crainte de Dieu ? ». A ce titre, ils sont des figures et des modèles à partir desquels leur progéniture doit forger et sculpter leur propre personnalité. »[13]
Nous voyons donc clairement ressorties les trois dimensions dialectiques de l’esthétique africaine : une dimension empirique qu’on qualifierait d’esthétique du premier degré commune à toutes les cultures du monde, une dimension empirico-éthique qu’ignore l’Occident ; enfin une dimension transcendantale d’ordre métaphysique qui est le sommet, le couronnement de toutes les autres dimensions avec pour finalité la recherche de la victoire de la vie sur la mort qui nous permettra de vivre éternellement avec Dieu et de devenir ancêtres à notre tour. Mais les véritables représentants des ancêtres sont les chefs ou les rois.
II.3. Le Chef ou le Roi.
Le Chef ou le Roi incarne les ancêtres, c’est pourquoi leur parole peut être soit bienfaisante, soit fatale quand il faut punir. L’autorité de leur parole découle du degré de leur fidélité à la volonté des ancêtres. Aussi quand le chef parle, il parle d’abord au nom des ancêtres, ensuite au nom de ses sujets. Il doit habiller sont langage de proverbes, de figures de style tels qu’on les a démontrés, et même sa tenue vestimentaire est tout un langage et doit obéir à certains canons. Il peut par exemple porter sur la tête des plumes d’oiseau, ou sur le tronc une peau de bête… et pour être plus considéré, il doit être accompagné d’un garde du corps qui est sensé mourir à sa place en cas d’attaque contre la personne du chef. Et quand le Chef ou le Roi parle, sa parole doit avoir un débit lent, il doit bien articuler les mots, il ne doit pas trop bouger les pieds, mais doit faire bouger les mains, son langage doit être un langage soutenu qui obéit à tous les préalables de l’esthétique mentionnés plus haut. Mais quand le chef conclut son discours, il le conclut par une tournure qui marque la fin des interventions. Il ressort de ce qui précède que les parole du Chef peuvent être « logothérapeutiques •» ou « logothanatosiques• » c’est-à-dire quelles peuvent soigner tout comme elles peuvent tuer car il parle au nom de Dieu et des ancêtres. C’est pourquoi Michel KOUAM souligne : « Partant du roi qui dégage une certaine conception de la vie en Afrique, l’homme est au centre d’un triangle dont le sommet est occupé par l’Être suprême, la bases d’un côté par les divinités protectrices de l’autre par les ancêtres. Le roi ou chef dans cette structure, est l’incarnation du pouvoir divin. »[14] Ainsi pour nommer la mort en Afrique, on procède par certaines attitudes qui font reconnaître le signe des différentes catégories de la société, comme le réitèrent L.V. THOMAS et R. LUNEAU :
« Voici à titre indicatif, l’exemple des Fon du Dahomey qui utilisent les formulent suivantes :
Mort du roi : Il fait nuit.
Mort d’un vénérable, d’un dignitaire : Sé (Principe transcendantal de la personne, le destin) lui a tendu la natte à lui
Mort d’un vieux non dignitaire : il est parti à la maison
Mort d’un jeune homme : la maladie a changé de main
Mort d’un enfant de quelques jours : il est retourné
Mort d’un jumeau dont l’autre survit : il est parti dans la forêt, etc. »[15]
Il est vrai que nous mettons l’accent sur la personne du Roi, mais nous remarquons que tous doivent savoir exprimer cette esthétique de la parole en des tournures différentes selon la mort des personnes concernées. Un bon esthéticien Africain doit aussi savoir employer le méta-langage comme le précise Pierre ERNY :
« Ainsi le Bambara va-t-il illustrer les thèmes le plus abstraits par l’entremise de l’éléphant, de l’hyène, de l’hippopotame, du cheval, de l’âne, du chien, de végétaux, de condiments, etc., choisis selon l’idée qui doit s’exprimer grâce à eux. Veut-il parler des « délices », et de la « saveur « de la connaissance ? Il fera intervenir le sel, le piment, la cendre, la sauce. S’efforce-t-il de dépeindre l’immensité du savoir ? Il aura recours à l’éléphant, l’animal le plus important de la faune connue de lui. Le lion incarnera l’aspect éducatif et noble de la formation. L’hyène figurera la connaissance objective, ramenée à la portée de l’homme. Ainsi de suite, chaque objet brut ou fabriqué, chaque être sont, dans l’enseignement, des symboles qu’il faut se garder cependant d’utiliser au hasard, car leur valeur est fonction de l’analogie susceptible ou non de s’établir entre ces concepts abstraits et les attributs réels et intrinsèques des supports des symboles. »[16]
Un bon discours d’un chef doit toujours être bien habillé par ce métalangage, cette éthique et cette métaphysique. Comme nous l’avons souligné avec le Docteur KOUAM, le pouvoir de la parole en Afrique part de Dieu pour atteindre les aînés. Les Ancêtres parlent au nom de Dieu, le Chef parle au nom des Ancêtres, Le chef de famille parle au nom du Chef de la contrée, le Premier-né parle au nom de son père et l’aîné parle au nom du premier-né. Nous comprenons que pour saisir la portée pulchérique de la parole en Afrique, il faut s’inscrire dans un chassé-croisé onomasiologico-sémasiologique ; en d’autre termes, pour saisir la parole, il faut d’abord saisir le mot ; et pour saisir l’idée, il faut comprendre l’expression. Sans cela, la compréhension du discours reste superficielle, comme le dit Engelbert MVENG :
« Voilà pourquoi, pour nous Africains, le monde même matériel, n’est pas une réalité impersonnelle : il est au contraire un partenaire avisé et efficace. On voit l’erreur d’optique de ceux qui ont interprété l’attitude de l’homme face au monde, dans notre tradition, en terme de fétichisme, idolâtrie, animisme. La médecine traditionnelle elle-même trouve ici sa véritable signification. C’est également là qu’il faut chercher les racines du langage symbolique. Ce langage à la fois scientifique (médecine) et esthétique (art), permet à l’homme de lire dans la création le grand livre de sa destinée. Il y déchiffre le nom de ses alliés et de ses adversaires dans le combat de la vie et de la mort. Il y mobilise ses alliés pour assurer la victoire de la vie sur la mort. »[17]
D’où l’importance de l’initiation dans la culture africaine, car celle-ci nous apprend que l’univers que nous récapitulons est un immense drame où s’affrontent la vie et la mort. Pour vaincre la mort, il faut passer par l’initiation qui est une étape rude. Ainsi tous ceux qui en sortent vivants expriment symboliquement la victoire de la vie sur la mort.
II.4. La performativité de la parole en Afrique.
Nous voulons montrer dans cette partie qu’en Afrique, la parole réalise ce qu’elle dit, c’est-à-dire qu’elle peut créer, vivifier et tuer selon les circonstances et les motifs, et cette performativité n’est pas conditionnée par le temps et l’espace ; en d’autre termes, il n’est pas nécessaire que le concerné soit toujours présent, même absent, la parole aura prise sur lui.
II.4.1. La « logotidzonie »•
En Afrique, c’est la parole qui a créé toutes choses, visibles et invisibles : elle est donc Dieu. Voici ce qu’en disent Louis –Vincent THOMAS et René LUNEAU : « La création du monde procède initialement du Verbe »[18] Dans la même verve, L.S.SENGHOR renchérit : « La parole, le Verbe sont l’expression par excellence de la force, de l’être dans sa plénitude (…) Chez l’existant, la parole est le souffle animé et animant l’orant ; elle possède une vertu magique, elle réalise la loi de participation et crée le nommé par sa vertu intrinsèque »[19] Nous retrouvons les même affirmations chez CHEIKH ANTA Diop, Théophile OBENGA, Grégoire BIYOGO. En fait, la parole crée dans les deux sens du terme : création réelle c’est-à-dire physique dans le sens d’appeler à l’existence, et création métaphysique dans le sens de mutation ontologique. C’est pourquoi la bénédiction ou la malédiction a prise sur quelqu’un sur qui on les profère.
II.4.2. La « logosodzonie »•/ Logothérapie.
Il convient de rappeler qu’en Afrique, la bénédiction émane des ancêtres. Leur mission première est de bénir les vivants. Cette bénédiction est donnée aux personnes ayant accompli de bonnes actions selon la volonté des ancêtres, de la communauté. C’est pourquoi à toutes les étapes de la vie, l’Africain implore la bénédiction des ancêtres : lors des semailles, des récoltes, de la chasse, de la pêche, du mariage, de la naissance, de la dation… Si les sollicitants de la bénédiction sont en état de pouvoir la recevoir, celle-ci agira efficacement et le sollicitant obtiendra ce qu’il a voulu. Ici, la parole agit ex opere operato et la personne bénie en ressent les effets. Cependant, il ne revient pas seulement au roi ou au chef de bénir, leurs substituts auxquels on a fait allusion peuvent le faire quand toutes les conditions sont réunies et les effets seront les mêmes.
II.4.3. La « logothanatosie »•
C’est la dimension fatale, meurtrière de la parole en Afrique, c’est la malédiction, une parole qui conduit à la mort. Il est utile de dire que la malédiction n’entre pas dans la volonté première des ancêtres. Mais si un imposteur devient une menace pour la survie du groupe, de la communauté, on peut demander aux ancêtres de le punir, de le maudire, ceci quand le roi ou le chef ou toute autre personne a déjà épuisé toutes les méthodes possibles pour le ramener sur le droit chemin. Comme nous l’avons dit plus haut, la malédiction n’est pas seulement au pouvoir du chef ou du roi ; toute personne peut la proférer pour vue que toutes les conditions soient réunies et que la personne à maudire soit vraiment coupable, sinon la malédiction n’aura pas d’effet car la personne concernée est aussi aimée des ancêtres qui veulent sa réussite dans la vie. La malédiction proférée envers une personne qui vit selon la volonté des ancêtres n’aura aucun effet. Voici ce qui est dit :
« Dans l’accomplissement de la parole mauvaise, outre l’ancêtre, le « ndoki (sorcier) » a également un rôle remarquable. C’est la raison pour laquelle il ne sied pas de souhaiter du mal à quelqu’un même par simple blague. S’il y a un « sorcier » aux environs, et qu’il saisisse la parole, il s’inscrit en agent réalisateur du mal exprimé é dans le verbe. Pour lui non plus la distance géographique ne joue pas : il peut atteindre l’intéressé n’importe quand et n’importe où dans un temps relativement bref. »[20]
Quoiqu’il en soit, ces trois dimensions métaphysiques de la parole en Afrique opèrent en dehors du temps et de l’espace. Leur performativité n’a pas besoin de la présence environnante du concerné. C’est pour cela qu’il est nécessaire d’avoir une certaine éthique langagière pour éviter les « logothanatosies ».
INTERETS PHILOSOPHICO- PEDAGOGIQUES DU SUJET.
Si nous convenons avec Wittgenstein que toute la philosophie se ramène aux problèmes de langage, il y a lieu de comprendre les controverses que l’Afrique a causées dans l’arène philosophique à propos de son langage qui n’avait pas été compris par les Occidentaux qui ont fini par nier l’existence d’une philosophie africaine, pourtant… De même, l’art africain ne peut être saisi que dans sa double dimension empirico-transcendantale pour pouvoir en parler avec orthodoxie. Comme nous l’avons dit plus haut, la beauté de la parole en Afrique se saisit dans une triple dimension esthético-éthico-métaphysique, ce qui est autre chose dans l’esthétique occidentale. Ceci montre que la philosophie doit être inculturée si elle veut être utile à un peuple quelconque car les catégories langagières et leurs significations ne sont pas toujours correspondantes d’une culture à une autre, d’où notre chassé-croisé onomasiologico-sémasiologique de la parole en Afrique, comme nous le raconte l’anthropologue Evans-Pritchard :
« J’ai lu quelque part que des missionnaires avaient essayé de traduire le mot « agneau » dans l’idiome des esquimaux, comme dans « paissez mes agneaux ». On peut, bien sûr, rendre cette phrase en se référant à quelque animal familier des Esquimaux, en disant par exemple « paissez mes phoques », mais on remplace ainsi ca qu’était un agneau pour un berger hébreu par ce qu’est un phoque pour un Esquimau. Comment peut-on communiquer le sens d’une phrase comme : les chevaux des Egyptiens sont « chair et non esprit » à une population qui n’a jamais vu le cheval et qui n’a aucune notion correspondant à l’idée que les Hébreux se faisaient de l’esprit. »[21]
En fait, cette remarque d’Evans-Pritchard nous interpelle aujourd’hui, nous Africains, car il est impératif pour nous d’endogéniser la philosophie, lui donner des concepts juste correspondant à nos catégories ; mais hélas ! On compte le nombre de philosophes qui acceptent l’existence d’une philosophie africaine. Aussi les mémoires ne portent que sur les philosophes occidentaux. Pour pourra donc faire connaître notre philosophie dans ce grand rendez-vous intellectuel. Il est étonnant que ce fut le révérend Père Tempels qui fut le premier à écrire une philosophie africaine ; et au grand étonnement des Africains qui en nient catégoriquement l’existence. Pourtant chaque philosophie part d’une donnée culturelle qui est la langue qui est porteuse de la culture. Nous sommes donc vivement interpelés par le Père HEBGA qui lance cet appel aux Africains :
« Puisse nos étudiants et autres chercheurs africains étudier les écrits de Plotin, Augustin, ceux de la philosophie éthiopienne (Abba Mikael, auteur du texte éthiopien du Livre des philosophes, La vie et les Maximes de Skandes, Le Traité de Zera Jacob). Ils réfléchiront sur l’énorme production philosophique africaine contemporaine, sans se laisser impressionner par la division arbitraire et superficielle des auteurs ethnophilosophes et europhilosophes. Ace propos, il faut affirmer que nombre de thèses de doctorat et de mémoires de maîtrise, de DEA sont dignes du plus grand intérêt. »[22]
Nous osons croire que cette invitation n’est pas tombée dans les oreilles des sourds. Il es aussi tant de nous réapproprier les éléments pédagogiques de notre tradition comme les proverbes, les contes, les devinettes, les mythes pour éduquer et instruire nos enfants. En prenant les exemples de sa culture, l’enfant comprend mieux les exemples car il les vit en direct. C’est aussi une interpellation qu’on adresse au ministre de l’éducation pour solliciter l’insertion effective de la culture africaine dans les programmes scolaires afin de former des Africains enracinés dans leur culture et ouverts au monde.
CONCLUSION.
L’esthétique de la parole dans la culture africaine : de l’empiricité à la transcendantalité, tel était le libellé qui nous a servi de réflexion. Aussi, pour une meilleure compréhension d ce sujet, nous avons soulevé une problématique qui a situé le sujet dans un domaine particulier, à savoir : Comment reconnaître les véritables canons de l’esthétique de la parole en Afrique ? Quelle est l’essence de la transcendantalité de la parole dans l’esthétique négro-africaine ? Quelles peuvent en être des conséquences ? Pour nous y prendre, nous avons adopté une démarche analytico-herméneutique. C’est ainsi que nous avons d’abord montré la dimension empirique de la parole en en faisant ressortir la rhétorique avec tous ses préliminaires. Nous nous sommes appesantir sur certaines figures de style et sur certains contes pour soutenir notre thèse ; Il en est ressorti que l’esthétique de la parole est toujours liée à une portée éducative. Ensuite, nous avons touché la partie concernant l’esthétique dans sa dimension éthique. Il a été évident que la véritable esthétique de la parole est toujours accompagnée de la dimension éthique. En fin, nous avons abordé la partie transcendantale de l’esthétique verbale dans laquelle nous avons montré qu’elle a son essence en Dieu en passant par les ancêtres. Aussi le Chef ou le Roi parle d’abord au nom de Dieu et des ancêtres avant de parler au nom du peuple dont il a la charge. Nous avons souligné la partie performative de cette parole en montrant qu’elle réalise ce qu’elle dit grâce aux ancêtres. Et enfin nous avons plaidé pour un engagement des Africains eux-mêmes à prendre l’avenir de la philosophie africaine en main, d’endogéniser la philosophie pour mieux la comprendre. Quoiqu’il en soit ainsi, il faut savoir que l’art en général a l’intention de vaincre la mort, et c’est pour cela que l’art africain exprime cette perpétuelle lutte entre la vie et la mort. La victoire n’est possible que si l’Africain vit comme ses ancêtres ont vécu. C’est pourquoi dans l’esthétique de la parole en Afrique, l’éthique sera de rigueur : interdiction de mentir même dans les divertissements, ce qu’on raconte pour amuser doit édifier l’homme, l’éduquer, l’élever, telle est la volonté de Dieu. Tout l’art en général et l’esthétique de la parole en particulier doit être métaphysicalisée si elle veut être validée. Il est aussi utile afin de pérenniser la culture africaine, de se réapproprier sa pédagogie à travers ses production en ce qui concerne l’éducation. Notre intention était donc de dégager, sans crainte d’y ajouter de notre cru, l’esthétique de la parole dans la culture africaine. Nous reconnaissons notre finitude épistémique quant à l’épuisement de sa portée interprétative et nous en appelons à des esprits mieux éclairés pour hisser sa compréhension plus haut pour le rayonnement de la philosophie africaine.


BIBLIOGRAPHIE.

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-EVANS-PRITCARD, La religion des primitifs à travers les théories des anthropologues, Payot, Paris, 1965, 151 pages.
-KOUAM Michel, Esthétiques II, Beauté et vie spirituelle, essai philosophique de confrontation : Plotin, St Augustin et l’Afrique, Editions Menaibuc, Paris, 2005, 286 pages.
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MVENG Engelbert, L’Afrique dans l’Eglise : paroles d’un croyant, L’Harmattan, Paris, 1985, 228 pages.
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-VAN HOUTE G., Proverbes africains : sagesse imagée, Kinshasa, 1976, 94 pages.







[1] Cf. Actes de la 4eme semaine philosophique de Kinshasa du 23au 24 avril, Langage et philosophie, 1979, P.102.
[2] Thomas Büttner, De l’idée au texte : Guide des auteurs, Niger, Editions Alpha, 2000, P. 133.
[3] Cf. Idem.
[4] L. V. THOMAS & R. LUNEAU, La terre africaine et ses religions, L’Harmattan, Paris, 1992, P.50.
[5] Id, P. 48.
[6] Ibid. P. 49-50.
[7] S.C. ABEGA, Contes d’Initiation Sexuelle, Editions Clé, Yaoundé, 1995, P. 81.
[8] P. ERNY, L’enfant et son milieu en Afrique noire, L’Harmattan, Paris, 1989, P. 174-175.
[9] P. ERNY Op. Cit. P. 185-186.
[10] L-V THOMAS&R. LUNEAU, Op.cit., P. 48-49.
•Puchérique vient de pulcher en latin qui signifie beau, nous l’utilisons ici faute de mieux pour dire l’adjectif qualificatif exprimant la beauté de la beauté.
[11] B. MUZUNGU cité par M. KOUAM, Esthétique II, Beauté et vie spirituelle, essai philosophique de confrontation : Plotin, St Augustin et l’Afrique, Editions Menaibuc, Paris, 2005, P.74.
[12] M. KOUAM, Op. Cit., P.148.
[13] Id., P. 75.
•Cette expression est notre création personnelle à partir de deux mots grecs : logos parole, et therapein, soigner, guérir : c’est donc une parole qui guérit.
•Même chose Logos, parole ; thanatos, mort c’est donc une parole qui conduit à la mort.
[14] Ibid., P.52.
[15] L. V. THOMAS & R. LUNEAU, Op. Cit. P ; 52.
[16] P. ERNY, Op. Cit., P. 186.
[17] E. MVENG, L’Afrique dans l’Eglise, Paroles d’un croyant, L’Harmattan, Paris, 1985, P. 13.
* Ce concept est issu de deux mots grecs : Logos=parole et ktidzein=créer. Nous l’utilisons pour montrer que la parole crée.
[18] L.V. THOMAS&R. LUNEAU, Op. Cit.P. 47.
[19] L.S.SENGHOR, cité par L.V. THOMAS &R. LUNEAU, Op Cit. P. 48.
•Concept créé par nous, dérivant de deux mots grecs : Logos=Parole et sodzein, therapein=sauver, guérir. Nous l’utilisons pour montrer que la parole peut sauver, guérir.
[20] Actes de la 4ème semaine de philosophie de Kinshasa, Op Cit. P. 293.
[21] E. AVANS –PRITCHARD, La religion des primitifs à travers les théories des anthropologues, Paris, Payot, 1971, P. 19.
[22] M. KOUAM, Op. Cit., P.16.

EXPOSE 8 : PEDAGOGIE INITIATIQUE ET EXPERIENCE SPIRITUELLE EN AFRIQUE

INTRODUCTION

L’éducation traditionnelle africaine avaient des objectifs précis à atteindre, tels que la connaissance générales des attitudes d’un homme, l’apprentissages de s mœurs et des valeurs, le développement des capacités physiques, intellectuelles et morales utiles à la société, ou encore la solidarité sociale ainsi, pour atteindre son point le plus fort, les rites d’initiation faisaient du jeune garçon ou de la jeune fille, un adulte capable d’affronter la vie avec ses difficultés et ses mystères.
Aussi, les exposés précédents ayant déjà abordé plusieurs points essentiels, nous nous rendons compte que tous les éléments abordés forment un tout cohérent ponctuant toute la vie par des enseignements occasionnels.
Quant aux initiations, c’est le résultat d’une action pédagogique bien déterminée propre à chaque ethnie, menant non seulement aux aptitudes physiques, mais aussi conduisant à une expérience spirituelle profonde. D’où la compréhension de ce chapitre portant sur la pédagogie initiatique et l’expérience spirituelle.
Pierre Erny nous montre non seulement que les rites sont au cœur des initiations, mais encore que les initiations sont des variantes d’un lieu à un autre malgré les apparences premières d’homogénéité. Pour mieux saisir la quintessence de ce sujet, nous procèderons en une analyse tripartite avec pour première étape l’examen des notions de diffusion et typologie initiatiques, suivi de l’atmosphère initiatique et enfin l’analyse de quelques point particuliers. Mais avant de clore nos propos, un intérêt pédagogique ne sera pas de trop.

I- DIFFUSION ET TYPOLOGIE

1. Les initiations
Pierre Erny pense que les initiations « sont l’expression d’une culture, elles s’insèrent dans un projet pédagogique d’ensemble, elles remuent des force émotionnelles considérables tant au niveau de l’individu que de la collectivité »[1]. Elles sont principalement faites de rites. Une première approche de la pédagogie initiatique révèle une grande diversité selon qu’on est dans une ethnie ou dans une autre, au point de rendre son étude déroutante. Cependant, une des préoccupations de l’auteur porte sur la diffusion et la typologie de ces initiations qu’on retrouve un peu partout en Afrique noire.
Pour une clarification de termes, comprenons par diffusion ici une sorte de transmission, de propagation des rites initiatiques. La typologie quant à elle renvoie à l’ « analyse des caractères spécifiques des composants (d’un ensemble ou d’un phénomène) afin de les décrire et d’en établir une classification »[2]. L’auteur veut nous faire comprendre que chez certains peuples d’Afrique noire, les initiations ont été importées. Alors que chez d’autres « on n’en trouve que certains éléments sous une forme dégradée, simples survivances dépourvues des fonctions et réservées parfois à telle couche sociale »[3]. Mais tout compte fait, c’est par les rites que se perpétue l’éducation africaine traditionnelle. Comme le souligne si bien R.Guenon : « sans les rites il ne saurait y avoir d’initiation en aucune façon »[4]. Bref, il existe dans l’Afrique noire une incontestable homogénéité justifiée par l’existence des rites dans toute initiation. S’il y a quelques différences, elles se situent au niveau de la hiérarchisation des valeurs et de la manière de les transmettre (pédagogie initiatique). Pierre Erny stipule que l’accent est mis d’après chaque ethnie sur un secteur de la vie selon l’importance qu’elle lui accorde comme valeur :

Pour les unes ce serait la guerre, pour les autres les liens de l’homme avec la terre sur laquelle il vit et qu’il cultive, ou encore la procréation, la connaissance, la relation avec les ancêtres, la rencontre avec la terreur divine, la révélation du sacré et la soumission à l’autorité et à la coutume, la démonstration de la richesse du groupe[5].

Voilà pourquoi ce qui importe dans les initiations n’est pas l’instruction mais l’accomplissement même du rite. Par exemple les Basoutu préféreront la formation des guerriers plutôt que de mettre accent sur la sexualité. Tandis que les familles efik et ekoi valorisent les initiations de leurs filles puisqu’elles favorisent la rentabilité pour le mariage[6].
D’après la lecture de tous ces éléments, nous constatons que la diffusion et la typologie se manifestent à travers les rites qui sont soit le fruit d’une importation soit une spécificité propre à l’ethnie concernée.


La fonction pédagogique

Selon Pierre ERNY, il n’existe pas une séparation entre l’éducation coutumière et les initiations. Tous se font corps contrairement à ce pensent les autres auteurs comme G.M. Childs. L’éducation coutumière comprend à la fois l’aspect social, moral, intellectuel, religieux, esthétique et initiatique, aussi penser leur séparation c’est affirmer leur homogénéité. Ce qui justifie la continuité entre éducation coutumière et initiation. Pour lui, « la sagesse de cette pédagogie réside précisément dans le fait qu’elle soumet l’enfant, à un moment donné, aux arrachements et aux ruptures que nécessite son évolution »[7].
Cependant, la discontinuité et la violence que créent les initiations peuvent avoir valeur formative. C’est ce que nous allons en fait mettre en relief en s’appuyant des auteurs différents. Le but ou la fonction principale des initiations est d’ « amener l’individu, au moment où il s’achemine vers sa maturité biologique, à atteindre aussi à une certaine maturité de comportement »[8]. C’est ainsi que le Yondo des Sara du Tchad ne cherche pas comme fin « d’orchestrer la maturation physiologique du garçon, mais de réaliser sa transformation sur le plan social, d’en faire un homme courageux, dur a la souffrance, respectueux des autres et de leur biens, circonspect, sachant garder un secret et ne pas trahir, bref un authentique Sara dont les siens pourront être fiers »[9]. En effet, les initiations veulent toujours confronter le jeune homme avec sa société et ses exigences avec l’univers. Il doit être confronté avec lui-même et sa destinée et son propre mystère. La société attend de lui prise de conscience mure et une attitude ascétique remarquable. Mentionnons à présent quelques exemples a l’égard de la fonction pédagogique des initiation (la maturité de comportement).

1. E. MVENG, Personnalité africaine et catholicisme
Par rapport à l’initiation, E Mveng souligne qu’autrefois, les individus que la société acceptait entaient des hommes libres et forts, d’une liberté positive revoyant à l’acceptation du poids de la vie réelle. Pendant l’initiation, beaucoup étant moralement et physiquement faibles rencontrent la mort à cause du « poids de la vie ». Alors que d’autres reviennent « avec l’âme neuve et des visages neufs »[10]. Ceux montrent que l’initiation authentique est une résurrection, une victoire sur la mort.
2. M. QUENUN, Afrique noire, rencontre avec l’Occident
M. Quenun met la pédagogique initiatique en rapport avec le profond pessimisme caractérisant à ses yeux l’univers mental de l’homme traditionnel. Selon lui : « Derrière une gaieté, une exubérance de surface, se cache la méfiance, la peur, l’angoisse de la vie. Le monde tel qu’il est perçu est sans pitié »[11]. Le monde est ici conçu comme lieu où règne la malice, la ruse, la perfidie. L’homme ne voit partout que menace. Son existence apparaît comme « une lutte âpre et sans merci contre les ennemis visibles et les forces invisibles »[12] . C’est pourquoi l’homme doit « se familiariser avec son sort, dont l’essence est la douleur, puis s’entraîner à le dominer activement »[13]. C’est effectivement l’importance du « noviciat ».

3. L’apport de F. Ngoma chez les Bakongo
Selon Ngoma, les épreuves que la génération présente, médiatrice entre le passé et l’avenir subit, ont pour but l’exercice à la soumission et la dureté de leur existence. Et comme ce sont les initiations qui confèrent à l’individu un statut social, « la société se doit de contrôler leur maturité, de compléter et de confirmer les qualités qui sont inhérentes à l’exercice de leurs nouvelles fonctions »[14]. Toutes les valeurs sociales doivent être réalisées pour que l’on puisse lui conférer un statut social.

4. L’apport de M. Eliade
Pour M. Eliade, « l’initiation apparaît (…) comme l’ensemble des rites et des enseignements oraux poursuivant une modification radicale, une mutation ontologique de statut religieux, social et existentiel du sujet »[15]. Ainsi : « l’homme ne se fait pas seul, il est fait, il doit devenir autre, transcender la nature s’il veut y avoir accès »[16]. L’initiation l’introduit dans le monde des valeurs spirituelles et lui confère une nouvelle place dans la communauté humaine. Cela va se vérifier par la suite dans la capacité de l’homme à tirer des valeurs de la religion, de la mythologie et du savoir ésotérique pour se positionner à l’intérieur de son groupe social. Avec la pédagogie initiatique, on rompt avec les laisser-faire du passé pour se conformer aux modèles archétypiques précis. On devient alors un homme responsable. Tout se passe dans une atmosphère culturelle suivant une logique bien établie


II- ATMOSPHERE (climat, métamorphose, souffrance, socialisation et admiration)

Dans les camps où se déroule l’initiation, l’ambiance créée par les maîtres initiateurs est celle de la terreur, du secret et du mystère qui laisse une impression indélébile d’attention et même de soupçon qui marquera le jeune initié sa vie durant. Pour les parents, l’entrée dans ce camp doit être un moment où leur enfant se forme à la vie future qu’il mènera. Car ceux qui ont réussit à passer toutes les épreuves auront une expérience spirituelle forte et seront accueillis dans la case des pairs. L’initiation est liée aux rites de passage d’une étape à une autre mais ces étapes sont fort éprouvantes, anxieuses et pénibles.

1- souffrance et métamorphose

Psychologiquement, les néophytes endurent une métamorphose qui les amène à se considérer et à se sentir comme étant devenus d’autres personnes, car « les exigences souvent redoutables que subissent les jeunes gens renversent leurs habitudes antérieurs »[17] et transforment complètement leur être. En effet, le but de l’initiation est de conduire le jeune à une conversion qui culmine jusqu’au changement de sa personnalité.
Physiquement la souffrance est indispensable dans les camps d’initiations, elle « répond à une sorte de nécessité cosmique, car l’observation des faits montre que rien ne vient sans peine »[18]. En effet, la souffrance est une loi éducative qui stipule que tout ce qui s’obtient sans elle ne compte pas et par conséquent ne saurait être défendu. Par ailleurs, tout ce qui s’obtient au prix de la souffrance et de la douleur est susceptible d’être défendu valablement comme le démontre cet édifiant proverbe Sara de nous édifier en ces termes « seules les leçons apprises dans la douleur ne s’oublient jamais »[19].
L’initiation requiert certaines aptitudes à développer chez le jeune. Nous comptons par exemple la domination de la souffrance physique et la maîtrise devant la douleur qui étreint. En effet, vaincre la souffrance ou avoir une emprise sur elle est un signe d’un grand esprit, il faut donc accueillir la douleur dans le silence sans jérémiade (pleurs). Quelque soit la nature que prend la souffrance c'est-à-dire brimade, jeûne, danse, veillée le jeune initié doit pouvoir les surmonter car, elles ont pour objectif de forger un homme fort qui est passé d’un état de féminité à un état masculin qui est le stade l’homme parfait.
Comme valeur que l’initiation développe chez le jeune initié nous notons la socialisation. En effet, l’initiation a pour autre but de dépersonnaliser chacun de ces membres pour l’insérer dans un groupe d’une part. car, le jeune initié doit pouvoir s’identifier par rapport à un groupe précis. D’autre part, l’initiation fortifie le caractère du jeune pour faire de lui un homme unique. (Interet ?)
Pour ce qui est des non initiés, ils sont dédaignés et souvent objet de moquerie par ceux qui sont passés par l’initiation. Ceux-ci les tiennent « pour des êtres vils et ignorants sans importance, méprisables, sur qui on ne saurait compter, de qui l’épreuve seul pourra faire quelqu’un »[20]. Face à cette situation, les non initiés, admiratifs restent impatients de passer par cette expérience afin de voir à quoi ressemble l’initiation et surtout de compter au nombre de ceux qui connaissent l’épreuve et qui sont devenus hommes.

2- Passage (rupture, nom nouveau, visage nouveau, connaissance de la genèse du monde)
L’initiation opère une rupture entre le monde ancien et le nouveau monde. En effet, ce passage se manifeste sous différentes formes. Il n’y a pas de ressemblance entre l’initiation des garçons et celle des filles. La brousse est réservée au petit garçon qui fera l’expérience de la nature et sera en contact avec les esprits, présentés comme des dieux, des génies et des ancêtres. Le cadre initiatique de la petite fille est une maison dans laquelle, elle sera enfermée. Cette renaissance qu’est l’initiation est un temps de mis à part où « les interdits multiples le protègent du contact des autres et protégent les autres de son contact »[21]. Ce temps de mise à part permet d’intérioriser et de cicatriser les différents déchirements qui viennent d’être subis. Pour matérialiser ces changements, l’initié peut recevoir un nom nouveau qui brise les liens avec son passé et fait de lui une personne nouvelle ayant pour corollaire d’incarner de nouvelles valeurs. En outre, l’initié peut aussi avoir « un nouveau visage grâce aux balafres »[22] qui seront faites sur son visage pour marquer l’appartenance à un monde nouveau et pour montrer qu’il est passé par l’initiation. En effet, à travers ces différentes représentations qui constituent le passage, on cherche à dépasser le passé du jeune pour le conduire à une nouvelle vie dans laquelle on lui apprend de nouveau à manger, boire et un langage nouveau comme on le fait avec les nouveaux nés. Car l’initié renaît en effet, dans une nouvelle vie. Ce passage « annonce à l’initié qu’il devient adulte, mais lui annonce en même temps qu’il est mortel »[23].
L’aspect pédagogique dans ces différentes mises en scènes pendant l’initiation serait d’amener l’initié à la découverte et à la connaissance de l’origine du monde « le temps de la circoncision leur permet de revivre le genèse de l’univers et de devenir contemporain de la gestation du monde »[24].

3- Arrachement et intégration (sevrage, assimilation)

L’arrachement du jeune constitue un second sevrage à travers lequel l’enfant doit quitter l’univers maternel. Pour le petit garçon, il commence à s’identifier au père et à adopter ses attitudes. Ainsi, s’il « veut naître au monde social pour rejoindre la loi des pères et de solidarité entre frères »[25], il doit quitter la sphère maternelle et s’attacher à son père de qui il apprendra « à devenir un porteur de l’autorité sociale détenue par l’élément male »[26]. L’arrachement à la sphère maternel va de pair avec l’intégration. En effet, « le garçon est amené à tisser des liens de plus en plus étroits avec son père. Les deux travaillent ensemble aux champs, vont à la chasse, partent en voyage, assistent aux discussions dans la maison commune »[27]. Le garçon devient un homme et il apprend les travaux réservés à ceux-ci auprès des autres hommes qui font partis du cercle des adultes. Quand à la petite fille, elle s’enracine encore plus dans la sphère maternelle pour apprendre les différentes occupations féminines. Elle est destinée à s’y fixer et à accéder peu à peu à plus de responsabilités. En effet, c’est une ascension sociale et une insertion qui est le couronnement même de toute initiation.


III- QUELQUES POINTS PARTICULIERS DU CONTEXTE INITIATIQUE

Après avoir suivi avec attention la typologie et l’atmosphère régnant dans les camps d’initiation en Afrique noire, revenons à quelques points essentiels mis en évidence par notre auteur. Ces points, jalonnent déjà de façon implicite la série d’exposés précédents. Mais si l’on y revient c’est certes pour y mettre un accent particulier. La pédagogie initiatique est en fait constituée d’un ensemble de points principaux établis selon la logique de la finalité visée, constituant des moyens qui favorisent la mise à l’épreuve, l’endurance et l’ascension spirituelle du néophyte.

1- Le secret – la nudité – les masques et les rhombes – le nom
– la nourriture – le sexe.

Le secret renvoie à ce qui doit être caché, ce dont il est interdit de dire . En effet, en Afrique traditionnelle, la notion de secret est omniprésente dans l’éducation. Il est souvent question d’interdire ou d’ordonner sans explication quelconque. Dans le cadre de l’initiation, le secret apparaît comme un voile protecteur de toutes les activités qui se passent dans le camp de brousse. « Il se concrétise en des formules, des codes, des mots de passe, des noms et surtout un langage appris durant le stage et qui unira désormais les initiés »[28]. En fait, la valeur pédagogique ici réside dans la discipline qui établit une rupture rigoureuse entre le monde du sacré et du profane, entre celui des hommes et celui des femmes. la stabilité sociale dépend donc du caractère impératif de cet ordre. Les femmes doivent par exemple feindre l’ignorance de croire que leurs enfants sont physiquement morts quand bien même elles savent que derrière les masques se cachent des personnes et non des génies. C’est cette feinte qui protège l’ordre des choses, puisqu’il n’y a à proprement parlé que de secret de polichinelle. Mais, au-delà du contenu qui doit jalousement être gardé, tel que dans le yondo des Sara du Tchad, l’important est d’avoir un secret. Et celui-ci trouve sa valeur dans le mystère qui l’entoure.

La nudité marque les plus grands moments de la vie de l’homme qui sont : la naissance, l’initiation, le mariage et la mort. De façon synthétique, elle est porteuse d’une pléthore de significations. C’est dans ce sens que la nudité des jeunes initiés renvoie implicitement à leur mort, leur renaissance et les dispose au mariage. Ils sont nus comme les hommes primordiaux d’après le mythe de l’origine humaine, et « être nu, c’est être sans parole » comme le relate Ogotemmeli à Marcel Griaule. Leur accoutrement en feuilles et en fibres à la sortie du camp, est représentatif d’un stade de l’évolution culturelle, avec pour but de signifier leur appartenance à l’autre monde, le monde sauvage. Avec R. Jaulin, Pierre Erny justifie le vêtement traditionnel des Sara porté pendant le yondo comme une volonté d’inadaptation au monde moderne. La naissance rituelle collective fait des néophytes, des frères jumeaux sortis simultanément des entrailles de la terre ancestrale. Ils sont désormais des enfants du groupe ethnique et non plus de leurs seuls parents.
« La nudité évoque aussi les bains et les purifications auxquels régulièrement ils sont soumis au cours du stage. Elle représente à la fois l’asexualité, l’innocence de l’enfant et la vie sexuelle à laquelle la maturité sociale introduit »[29]. Elle rompt le voile du secret et la honte les uns face aux autres.

« Les rhombes et les masques représentent toujours des puissances de l’autre monde faisant irruption parmi les hommes »[30]. La révélation de leur nature est un aspect important des initiations. C’est pourquoi certaines ethnies se défendent admirablement contre toute forme de curiosité de la part des non initiés ; chez d’autres, il existe même le masque de la société des incirconcis pour mieux les différencier. C’est le cas chez les bambara, dans certaines manifestations du N’domo, le masque de la société des incirconcis apparaît porté par un enfant qui dans un mutisme complet, symbolisant l’être encore fermé sur sa propre intégrité.
Le néophyte ayant toujours accepté les explications qui étaient données jusque là est appelé à découvrir leur véritable nature à partir d’une épreuve assez effrayante qui lui permet par la suite de réorganiser son expérience émotionnelle. C’est ainsi que les enfants bwa nus et couchés par terre, doivent malgré la peur, faire front au masque devant lequel ils se retrouvent soudainement : « Le masque alors s’écroule, comme mort. On le pleure ; puis le prêtre le ranime en soufflant sur lui ; il se relève, retire son bonnet, et l’enfant reconnaît alors un habitant du village »[31]. La rencontre avec le masque met l’enfant sous l’emprise des pères mythiques en tant que vrais initiateurs : « Il entre en contact avec le numineux, le transpersonnel, le collectif dans son expression symbolique »[32]. Cette démystification est un lever de voiles sur la réalité, pour l’enfant qui dorénavant ne se sent plus dominé par un univers qui lui est étranger. Il le pénètre et entre en connivence avec lui. A partir de ce moment, il peut lui-même devenir masque pour les profanes.
Quant aux rhombes, il s’agit d’instruments taillés servant à faire de grands bruits correspondants à la voix d’un animal féroce de façon à épouvanter les novices. Camara laye le décrit bien lorsqu’il parle du rugissement de Kondén Diara le gros lion qui rugit dans la brousse en compagnie de sa troupe. En effet, les lions qui rugissent dit-il, sont les aînés qui utilisent de petites planchettes renflées et dont les bords sont coupants :

D’autant plus coupants que le renflement central aiguise davantage le tranchant…Nos aînés la font tournoyer comme une fronde et pour en augmenter encore la giration, tournoient en même temps qu’elle ; la planchette coupe l’air et produit un ronflement tout semblable au rugissement du lion ; les planchettes les plus petites imitent le cri des lionceaux ; les plus grandes, celui des lions[33].

Selon le Dictionnaire de poche, le nom est un mot désignant un être vivant ou une chose. Il est commun quand il désigne une chose appartenant à une même catégorie, le nom est dit propre lorsqu’il désigne un être unique.[34] En effet, dans La philosophie bantoue, Tempels estime que le nom « est la réalité même de l’individu »[35]. Sorti vainqueur des épreuves initiatiques, le néophyte jugé digne de représenter la tribu ou l’ethnie reçoit un nom nouveau signifiant qu’il a changé de personnalité. Faisons ici un rapport avec le moment d’après la naissance où l’enfant en recevant le nom qui est le premier don reçu des parents après la vie pour sortir de l’anonymat, se voit intégrer pour la première fois dans l’ordre social. Ce qui lui confère une identité ; il est désormais inscrit dans « l’état civil mystique » selon une expression de Levy Bruhl. In p 239. Le nom c’est la personne, c’est quelque chose qui met en lien la personne avec le règne végétal et animal. C’est aussi toute sa vie, sa puissance, sa force et son influence. « Le nom sera créateur de ce qu’il dit, c’est un destin qu’il voue à l’enfant »[36].
Mais si la première intégration se fait sur un mode passif, l’initiation quant à elle est une intégration active, puisqu’elle est conquise et méritée. Les critères de nomination dépendent du système onomastique en vigueur dans le clan. Pour les uns, les noms sont conférés dès la naissance et restent toute la vie, pour les autres, les noms sont donnés à chaque moment de la croissance sociale. Dans le premier cas, on peut prendre à titre d’exemple les dogons du Mali pour qui, à la naissance l’enfant reçoit des noms , l’un donné par le patriarche paternel, l’autre par le patriarche maternel et l’autre encore par le prêtre totémique. Tandis que chez les Goula Iro du Tchad, le jeune revient de l’initiation avec un nom nouveau qui appartenait à un ancêtre, pour signifier l’immortalité total du défunt. L’attribution des noms d’initiation a un double effet, négativement, il rend périmée toute référence nominale des intéressés à leur espace contemporain, visible ou invisible. Positivement les nouveaux noms restaurent les liens défaits par le temps à l’intérieur des lignages.[37]


La nourriture : L’initiation est de façon symbolique un sevrage, entendu comme rupture avec un mode de vie précédant. Pendant l’initiation, les interdits alimentaires, les privations et les jeûnes mettent à dures épreuves les novices déjà soumis à l’insuffisance de nourriture qui parfois encore est de mauvaise qualité durant le temps de formation. Le repas qui ordinairement était respecté de façon automatique, aura ici une profonde signification. Mangé de manière particulière ou ingurgité rapidement, il représentera un moment fort de la vie du néophyte. En fait, la nourriture sert de support à divers symbolismes : « Pour ceux qui auront souffert ensemble dans le jeûne, l’absorption commune d’un repas prendra la dimension d’un acte de communion »[38]. Parfois les néophytes devront eux-mêmes chercher de quoi se nourrir dans la nature, même par rapines ou par vols de toutes sortes, dans le but de comprendre qu’il faut travailler pour gagner son pain et développer le sens du partage ainsi que celui du travail en commun. Apres cet exercice, s’ensuivra la mise en commun comme force de la collectivité. C’est dans ce sens que « quand chez les Yao un homme refuse de partager ses victuailles avec les autres on le ridiculise en le traitant de « non initié »[39] car il a perdu la valeur de la collectivité . Pierre erny souligne aussi cette remarque de A. Richard selon laquelle « chez les bantous du sud (…) l’absorption de nourriture était la source des émotions les plus intenses et fournissait la base des notions et des métaphores les plus abstraites de la pensée religieuse »[40] représentant ainsi de même que les relations sociales, les expériences spirituelles les plus élevés. Sur le plan des réalités métaphysiques, cela rejoint la sexualité.

Le sexe.
L’initiation est le moment privilégié d’éducation à la sexualité jusqu’ici relevant des tabous. Les novices découvrent non seulement les règles précises qui régissent son exercice, mais aussi toute son importance, puisqu’elle est au centre des mystères de la vie et de la fécondité. Ainsi, chez les Venda (J. Roumeguère-Eberhardt) : « l’association dialectique de l’homme et de la femme comme donneur de vie est toujours et partout présente dans la conscience de toute personne initiée »[41].
La circoncision et l’excision ouvre l’individu et le détermine dans son sexe. Pour Jensen : « le prépuce cache cette partie de l’organe viril qui se trouve libéré au moment de l’acte sexuel »[42]. Le but de cette opération est donc de vieillir l’enfant, d’accroître sa puissance génitale et procréatrice. Tandis que l’excision consiste en la volonté de priver la femme d’un organe de plaisir en la faisant passer à une sexualité socialisée et clanique. Claude Pairault nous fait comprendre que chez les Goula Iro à Boum kabir au Tchad, la fille se socialise comme femme tandis que le garçon doit d’abord subir les épreuves en brousse avec ses pairs : « A l’humanité familiale de la femme correspond une humanité virile que la société comme telle entend former »[43].
La notion de sexualité est aussi en rapport avec celle de la connaissance. En effet, plusieurs cultures ne l’approuvent-elles pas lorsque faisant allusion à l’acte sexuel, l’on parle de « connaître » une femme ou homme ! Ainsi, l’orgasme conduit à une sorte d’extase qui renvoie à l’image de l’expérience mystique ou de la connaissance intime impliquant par là même la rencontre avec l’Invisible. Connaître, c’est donc naître à. La sexualité revient alors à franchir une étape, à parvenir à un nouvel horizon. Quant à l’individu : « Dans la mesure où il suscite la vie, il s’engage sur le chemin qui mène à l’état d’ancêtre, et par le fait même se rapproche de la mort »[44]. Ce qui renvoie à la conception cyclique de la nature qui se renouvelle sans cesse dans un cycle de mort et de renaissance. Le jeune homme est désormais informé sur toute la réalité sexuelle.

2- De la connaissance à la sagesse

Dans la vie en générale, connaître n’est pas le tout. La connaissance (de son étymologie latin cognito, « action d’apprendre »[45], c’est une activité théorique désintéressée) est certes importance, mais il faut aussi savoir comment l’utiliser dans des circonstances précises et adéquates, avec prudence et bon jugement : c’est ce qu’on appelle sagesse. D’où la nécessité de développer chez les novices l’aptitude de passer de la connaissance à la sagesse.
Dans les camps d’initiation, la pédagogie a pour caractéristique remarquable, un maniement « habile de l’image, de sentence, de situation à la fois parlante et percutantes, des sentiments enracinés dans le milieu culturel »[46]. L’enseignement direct présenté sous un mode symbolique vise à toucher affectivement le novice, pour cela, le pédagogue se sert parfois de l’histoire de la tribu, des mythes, des contes portant sur le respect, l’obéissance, l’esprit de partage. Cet enseignement est une sorte de récapitulation de ce que l’on a auparavant appris.
La force du savoir initiatique réside dans son aptitude à intégrer les lois qui régissent à la fois l’ordre cosmique et social ; c’est le cas chez les Dogon où : « A partir d’une observation minutieuse, patiente et détaillé de la réalité matérielle, la tradition secrète a abouti, par un effort séculaire, à un système ordonné de classification des êtres, dont toutes les parties correspondent entre elles sur le mode de l’analogie »[47]. L’univers apparaît alors comme une toile d’araignée ou comme un gigantesque organisme humain avec tous les éléments constitués à échelles différentes. Les fonctions et les lois biologiques projetées dans le cosmos consistent à humaniser chaque partie en lui donnant un sens. Crée par la parole divine, l’univers présente à l’homme des signes, des messages qu’il déchiffre, décode, interprète étant donné que l’univers a été fait à son image. Ainsi, par la recherche, l’homme devient souverain.
Tous ces effets s’acquièrent avec la maturité dans le temps, car c’est avec la vieillesse qu’on maîtrise la culture. L’homme traditionnel est conscient que toute maîtrise ou deffiscience, toute connaissance culturelle est incomplète tant qu’elle demeure sans contribution à une connaissance libératrice. C’est pourquoi la sagesse est liée au savoir initiatique par lequel l’initié use de la science des mystères et des symboles pour maîtriser et bénéficier des possibilités sans fin qu’offre la nature. La transmutation rituelle participe aussi la création de cet être nouveau doué d’une telle appréhension des choses. C’est dans cette vision que le maître en maïeutique qui indique le chemin à suivre se garde de fournir des solutions préfabriquées, se contentant de dévoiler les énigmes sans jamais donner des solutions. Ici, la conscience joue un grand rôle car elle permet à chacun de reconnaître ses propres raisons d’être. Éduquer c’est dans cette logique, permettre à un esprit de naître, de venir au monde et de se retrouver lui-même[48]. La parole du maître qui est appel et incantation, intervient ici dans le but d’éveiller et délivrer une vocation en attente. Il ne fait que stimuler et transmettre l’influence spirituelle et le symbole qui rend possible la compréhension. (benoît, l’ésotérisme)
La sagesse se traduit aussi dans les proverbes, source d’éthique individuelle, familiale et sociale. En récapitulation on a : l’être, le nom et la responsabilité.


CONCLUSION
Les rites d’initiations sont fondés sur un principe : La vie naît de la mort. Car, c’est par la mort initiatique symbolisée par les brimades que l’homme entre dans le monde des adultes. En s’introduisant dans le cercle des adultes, le néophyte devient capable de donner la vie, de l’entretenir et de la défendre. Il acquiert tous les secrets de la tribu. S’occupant autant de l’aspect physique que de l’aspect spirituelle, nous convenons avec le professeur ndebi que « L’initiation est le point de départ d’un cheminement, l’entrée dans un processus, qui conduit à la plénitude de l’être en général (Dieu ?) et de l’être homme en particulier »[49] L’initiation est donc un sacrement, c’est-à-dire un signe visible et efficient de la victoire de la vie sur la mort, de la conquête des forces dissolvantes par l’énergie salvifique » p 129 la maîtrise de la douleur est la clé d’une existence pleinement humaine. L’éducation traditionnelle sur le plan spirituel a réalisé une sorte d’équilibre entre la vie temporelle et la vie spirituelle ( la vie de l’au-delà), formant par le fait même des hommes non stressés. En effet, si l’on s’en tient à la définition de l’initiation Mircea : c’est « un ensemble de rites et d’enseignement oraux, qui poursuit la modification radicale du statut religieux et social du sujet à initier. Physiquement parlant, l’initiation équivaut à une mutation ontologique du regime existentiel » eliade dans, initiation, rites, sociétés secrete, paris, gallimard, 282p., 1959. p.12. mystere de la vie et de l’etre.
Conclusion
Bref, les initiations veulent rendre l’homme fort non seulement physiologiquement mais surtout et précisément spirituellement. Elles veulent l’amener à dominer son sort menace par turbulence continuelle du monde. Elles s’attachent à soumettre l’homme a des normes sociétales et a la dureté de son existence et finalement a une mutation ontologique.

Tout bien pesé, l’auteur se sert de la diffusion pour nous montrer comment les initiations génèrent et se déroulent à l’intérieur d’un groupe social. Et il utilise le terme typologie pour expliciter le point de convergence et celui de divergence au sujet d’initiations : le point commun est le fait qu’il existe dans toutes initiations africaine traditionnelles des rites alors que le point de divergence c’est au niveau de la hiérarchisation des valeur de chaque groupe social.
Pour rompre avec le monde de l’enfance, le novice entre dans une atmosphère de violence et de brimade qui le prépare à se dépouiller du vieil homme pour revêtir l’homme nouveau, capable d’endurer la souffrance et désormais digne d’admiration dans son agir.




BIBLIOGRAPHIE
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TEMPELS P., La philosophie bantoue, Paris, Présence africaine, 1949, p. 72.
Claude PAIRAULT pp 127-128, 307-308, 344
C. LAYE, L’enfant noir, plon , paris, 1953, p. 119. 221p.
Mircea eliade dans, initiation, rites, sociétés secrete, paris, gallimard, 282p., 1959. p.12.
Philippe Laburthe-Tolra, initiations et société secrètes au Cameroun, ed. CARTALA, 1985, 437p.
- MVOGO Dominique, L’éducation aujourd’hui : quels enjeux, Yaoundé, PUCAC, 2002, 149p.



[1] P. ERNY, L’enfant et son milieu en Afrique noire, Paris, Harmattan, 1987, p.202.
[2] Encarta 2009, 01- 12- 2009.
[3] Idem.
[4] R.GUENON, cité par P. ERNY, ibid., p.223.
[5] Idem, p.221.
[6] D.C SIMMONS cite par P. ERNY, Idem, p.222
[7] Idem. P.223
[8] Idem
[9] J. HALLAIRE, cite par P. ERNY, Idem
[10] Idem, p. 224.
[11] idem
[12] Idem
[13] Idem
[14] idem
[15] Idem, p.225
[16] Idem
[17] P. Erny, L’enfant et son milieu en Afrique noire, p. 226
[18] Idem
[19] Ibid.
[20] Ibid, p. 228.
[21] Ibid, p. 228.
[22] Ibid, p. 229.
[23] Ibid, p. 229.
[24] Ibid, p. 230.
[25] Ibid, p. 231.
[26] Ibid.
[27] Ibid, p. 235.
[28] Ibid., p. 237.
[29] Ibid., p. 238.
[30] Ibid.
[31] Ibid.
[32] Ibid., p. 239.
[33] C. LAYE, L’enfant noir, plon , paris, 1953, p. 119. 221p.
[34] Dictionnaire universel de poche, hachette, 1993, paris, P.370, 759p.
[35] TEMPELS P., La philosophie bantoue, Paris, Présence africaine, 1949, p. 72.
[36] Philippe Laburthe, initiations et société secretes au cameroun, ed. cartala, 1985, p221 437p.
[37] Cf. Claude PAIRAULT, p344.
[38] Erny, p.240.
[39] Ibid., p.241.
[40] Idem.
[41] Ibid.
[42] Ibid., p.242.
[43] C. PAIRAULT, p. 220.
[44] Erny, p. 242.
[45] Elisath clément et all. Pratique de la philosophie de a à z, paris, hatier, 1994, p. 63. 380p.
[46] Ibid., p. 243.
[47] Ibid., p. 244.
[48] Cf. Ibid. p. 245.
[49] Ndebi Biya, etre comme generation p. 129.