vendredi 7 mai 2010

La philosophie du langage chez Sylvain Auroux : le rapport communicationnel du langage

Introduction

Traiter de la question du langage, c’est s’aventurer dans un domaine où philosophes, scientifiques et linguistes ont fait couler beaucoup d’encre. Les médiévaux ; Thomas d’Aquin et Occam notamment, avaient déjà fait la distinction entre le langage interne, qu’ils appelaient ‘verbe intérieur’ et externe ou ‘voix proférée’. Les modernes : Descartes, Hume pour ne citer que ceux-là, ont mis l’accent sur l’aspect privé du langage. La philosophie contemporaine, avec la phénoménologie, met l’accent sur la conscience qui n’est jamais une conscience pour soi, mais plutôt une ouverture au monde.
Cependant, constatant que l’homme est embarqué par l’évolution technologique, certains philosophes ont repensé la question du langage, en dialogue avec d’autres sciences du langage. C’est dans cette logique que Sylvain Auroux, a réfléchi sur le rapport communicationnel du langage, dans un monde mondialisé et gouverné par les révolutions technologiques. Tout en s’inscrivant dans la ligne de ses prédécesseurs, Auroux va plus loin dans son raisonnement en montrant qu’il nous est impossible de traiter du langage sans nous référer à tous ces moyens que la science met aujourd’hui à notre disposition et qui constituent également des moyens de communication d’une grande importance.
En d’autres termes, on ne peut pas traiter de la philosophie du langage en ce troisième millénaire, comme le firent les Présocratiques ou encore les médiévaux. Nous essayerons d’analyser sa Philosophie du langage.

La question de l’origine des langues
La question de l’origine des langues a été l’objet de spéculations mythiques, et des discussions rationnelles :

Que l’homme parle est une énigme ; qu’il soit seul à parler est tout aussi mystérieux, voire parfois l’objet d’un doute ; qu’il puisse le faire, enfin, selon des langues aussi différentes qu’elles sont mutuellement incompréhensibles, est, à première vue, inexplicable. Ce sont ces interrogations auxquelles répondent les mythes.[1] Ainsi parle Auroux

Dans le livre de la Genèse, d’une part Adam donne des noms aux animaux et aux choses, ce qui explique la première langue et le privilège de l’humanité ; d’autre part, Dieu, en mettant fin à la construction de la Tour de Babel, donne naissance à la première diversité des langues.
Les hommes et les bêtes, bien que disposant d’idiomes spécifiques, possèdent d’abord quelques possibilités de communiquer, jusqu’à ce qu’un événement malheureux prive les seconds de la parole et instaure la différenciation entre la nature et la culture. La parole humaine n’est ni un simple bruit, ni un simple cri, car sa reconnaissance et sa distinction sont intuitives. Ce qui caractérise le langage, c’est sa nature fonctionnelle. Dans le cerveau, les aires du langage sont formées dès avant la naissance et font donc l’objet d’un développement ontogénétique. Au tournant du XVIIIème au XIXème siècles, les tentatives d’éducation du Dr Itard sur l‘enfant sauvage’ Victor, trouvé dans l’Aveyron,ont apporté un résultat fondamental. Victor n’a jamais pu apprendre à parler. La théorie darwinienne a dit que l’être humain est un produit de l’évolution. Ce qui signifie que les langues elles-mêmes sont des produits et ont un commencement. Comment dater l’apparition de la faculté du langage et des premières langues ?
La discussion sur les origines des langues a été épineuse, parce que, dans une époque de laïcisation, il s’agissait d’appréhender la nature même de l’homme et d’affronter le dogme biblique.
Quantitativement il n’y a pas d’époque, excepté peut-être la seconde moitié du XXème siècle, où la question de l’origine des langues ait été autant débattue que durant le XIX. Tout d’abord nous devons écarter ce qu’il peut y avoir d’universellement commun entre les langues, comme quelque chose de contingent et d’accidentel. Le rejet de l’origine est un acte épistémologique préalable qui rend possible le fonctionnement du programme comparatiste.
Le concept structural de la langue, parce qu’elle ne peut définir les éléments qu’en relation des uns aux autres, possède des conditions similaires de fonctionnement quant à la question de l’origine
Les Grecs définissaient l’homme comme un « animal possédant le logos ». Ce qui a été traduit depuis le Moyen Age latin par animal rationnel, ce qui ne signifie pas tout à fait la même chose. Chez Héraclite, il désigne autant l’expression de la pensée humaine, que le principe déterminant le devenir cosmique. Chez Parménide, c’est l’argumentation par opposition à la sensation, ce qui correspond donc à l’être et à la vérité. Le logos-raison est ainsi la même chose qu’il s’agisse de la parole ou de l’être. Platon dira que la pensée est le dialogue intérieur que l’âme se tient à elle-même, tandis que le logos, le discours, est la pensée qui s’écoule de l’âme vers l’extérieur sous forme de flux vocal.
Le propre du langage humain est d’être parlé par des sujets, situés hic et nunc, qui ne se contentent pas d’exprimer un contenu représentatif, mais donnent aussi leur point de vue sur ce contenu.

Peut-on parler de langage animal ?
Le problème moderne du langage des animaux a été ouvert par le dualisme cartésien. En séparant radicalement l’âme du corps humain, Descartes fait donc des bêtes qui ne possèdent pas d’âme de pures machines mécaniques. K. Von Frisch est cependant parvenu avec les abeilles à un autre résultat. Il a démontré de façon expérimentale que des abeilles exploratrices étaient capables de transmettre à d’autres abeilles, par la forme de leur danse et leur inclinaison par rapport au soleil, la position d’un champ de fleur qu’elles avaient repéré. Cependant il reconnaît que ce système diffère radicalement du langage humain par plusieurs traits essentiels, notamment l’absence de dialogue entre l’abeille émettrice et l’abeille réceptrice, l’impossibilité d’une abeille de construire un message à partir d’un autre message, et la non-analysabilité du message en unités constituantes. Ainsi, chez les abeilles « il s’agit d’un mode de signaux ». Peut-on conclure qu’aucun autre animal que l’homme ne possède la capacité de manipuler un véritable langage ?
Premack remarque que le chimpanzé possède les compétences nécessaires, mais ne semble pas les utiliser. S’il ne le fait pas, ce serait parce que les conditions de ses motivations ne se sont pas suffisamment imposées à lui pour l’amener à s’en servir. En tout état de cause, une conclusion semble s’imposer : on ne rencontre pas, parmi les systèmes de communication animale, quelque chose qui soit exactement de la nature du langage humain. Le langage humain est un tout irréductible à la somme des propriétés qui sont supposées le caractériser. Cette remarque suscite une interrogation qui demeure valable même en rendant justice aux capacités intellectuelles des singes et en concédant que certains mécanismes qu’ils parviennent à maîtriser entrent bel et bien en jeu dans le fonctionnement du langage humain. On peut toutefois se demander : Si les singes ont effectivement des aptitudes leur permettant d’acquérir, sous l’effet de l’apprentissage, une certaine maîtrise du langage, comment se fait-il qu’ils aient pas spontanément développé son usage ? Le préhistorien André Leroi-Gourhan a insisté sur les liaisons neurologiques qui unissent les deux types d’activités :
(…) Chez les primates, les organes faciaux et les organes manuels entretiennent les uns et les autres un égal degré d’action technique. Le singe travaille avec ses lèvres, ses dents, sa langue et ses mains, comme l’homme actuel parle avec ses lèvres, ses dents sa langue et gesticule ou écrit avec ses mains. Mais à cela s’ajoute le fait que l’homme fabrique aussi avec les mêmes organes et qu’une sorte de balancement s’est produit entre les fonctions : avant l’écriture la main intervient surtout dans la fabrication, la face surtout dans le langage ; après l’écriture, l’équilibre se rétablit. [2]

Pour Leroi-Gourhan, évolution biologique, progrès technique et évolution de la fonction symbolique se conditionnent réciproquement. Cependant il fait noter que l’une des spécificités du langage humain est d’être caractérisé par une structure abstraite susceptible d’être transposée de multiples façons.

L’apport de l’écriture dans la communication
Le langage humain est un phénomène profondément lié à l’évolution corporelle des hominidés. Quoiqu’il s’agisse d’une manifestation du comportement individuel, il est irréductiblement une manifestation du comportement individuel qui met en jeu le corps et la maîtrise d’un nombre important de contrôles psychomoteurs. Le phénomène le plus étonnant est, en effet, l’existence de supports transposés. On connaît les supports transposés qu’utilise le comportement humain : transposition d’un langage donné en un langage par gestes, qui peuvent conserver matériellement un support audio-oral. Le monde moderne a connu la multiplication des supports transposés, dans le but de communiquer à distance : analogique comme les variations d’intensité électrique utilisée dans les premiers téléphones et celles des ondes radio ou digitaux comme le morse et, plus généralement, aujourd’hui les techniques de numérisation du son qui débordent largement le langage. Parmi ces supports transposés, le plus important est incontestablement le support graphique, non seulement parce qu’il utilise la bidimensionalité de l’espace planétaire, mais encore parce qu’il est le premier support qui ait permis à la parole humaine de subsister en dehors de la présence de son émetteur.
L’invention de l’écriture, que l’on doit considérer comme la première révolution technologique dans l’histoire de l’humanité, est relativement tardive par rapport à l’apparition du langage. Le philosophe anglais Warburton voit essentiellement trois étapes dans l’évolution de la diversité des systèmes de l’écriture qui mène jusqu’à nous : le stade pictographique où l’écriture représente directement l’aspect extérieur des objets du monde, le stade idiographique, où elle coderait les idées par les mots, le stade phonétique, enfin, où ce sont les sons du langage eux-mêmes qui sont codés. Aristote dira : « Les sons émis par la voix sont des symboles des états de l’âme et les sons écrits les symboles des mots émis par la voix.»[3]

L’écriture et le pouvoir
Si le langage est en quelque sorte présent dans toutes les sociétés humaines et se trouve en quelque sorte coextensif à leur existence, l’écriture ne l’est que dans certaines d’entre elles. Comme le notait Rousseau ; « L’art d’écrire ne tient pas à celui de parler. Il tient à des besoins d’une autre nature qui naissent plus tôt ou plus tard selon des circonstances tout à fait indépendantes de la durée des peuples et qui pourraient n’avoir jamais eu lieu chez des nations très anciennes.»[4] Il est incontestable que l’écriture n’apparaît que dans les sociétés fortement hiérarchisées et entretient dès l’origine des relations très étroites avec les diverses instances de pouvoir que les sociétés humaines connaissent.
Rousseau a ouvert la problématique moderne du langage : on rend ses sentiments quand on parle et ses idées quand on écrit ; en écrivant ont est forcé de prendre tous les mots dans l’acception commune ; en disant tout comme l’on l’écrirait on ne fait plus que lire en parlant. Le silence est une forme de communication humaine que crée la parole : « Que de choses sont dites sans ouvrir la bouche ! Que d’ardents sentiments se sont communiqués sans la froide entremise de la parole »[5].
On peut caractériser le passage de l’oral à l’écrit par la standardisation, c’est-à-dire la mise en formes fixes. Cependant quel que soit le degré d’unification d’une communauté linguistique, l’oral reste indissolublement marqué de spécificités individuelles (sexe, âge, état de santé, état de tension du locuteur) et sociales (origine géographique, appartenance sociale du locuteur). Le message oral peut même porter les marques de la relation sociale symbolique entre le locuteur et l’interlocuteur. La mémoire des sociétés orales ne fonctionne pas de la même façon que celle des sociétés graphématisées. Plus précisément elle est sujette à un phénomène aisément observable dans la vie quotidienne : Lorsqu’on demande à quelqu’un de restituer le plus fidèlement possible une conversation quelconque, le sujet restitue presque toujours une glose fidèle au contenu du message, mais généralement peu à sa forme. Les sociétés orales sont des sociétés où la restitution des messages linguistiques est le plus souvent de l’ordre de « l’à peu près » et où, par conséquent, le synonyme est d’un usage généralisé. Avec l’écrit s’instaure au contraire le règne de la ‘fidélité à la lutte’ et donc de la méfiance à l’égard de la synonymie, voire de la contestation même de son existence. L’écriture conduit à des transformations profondes des pratiques langagières. L’absence du locuteur oblige à expliciter les paramètres de l’énonciation laissés implicites à l’oral. Dans l’échange face à face, ils se réfèrent à partir de l’ici et maintenant du locuteur, de sa position corporelle dans l’espace et le temps. Dans l’écrit, c’est le renvoi du déictique qui est identifié.

La raison graphique
Dans le développement intellectuel de l’humanité l’apparition de l’écriture est une étape aussi importante que l’apparition du langage articulé. La raison graphique se distingue par les possibilités qui sont interdites au langage simplement oral. Le travail le plus marquant de la raison graphique est la bidimensionalité, l’utilisation de l’espace planaire : l’écriture n’est pas le seul support transposé de la parole humaine, mais elle est le seul qui soit de nature spatiale et qui dispose de la fixité.
Les techniques intellectuelles offertes par l’écriture permettent donc de nouvelles performances cognitives, liées à la raison graphique. La formalisation est liée à la nature du langage et à la possibilité d’un procédé que nous appelons littérarisation. Avec la raison graphique et l’écriture, l’espace est devenu la dimension la plus authentique de la pensée humaine.

L’écriture et la naissance des sciences du langage
Il n’y a de science du langage que lorsqu’il y a un savoir métalinguistique, lorsque l’on dispose d’un langage pour représenter un autre langage. Les arts du langage naissent avant les sciences du langage. Sylvain Auroux écrit :
il y a des poètes, des conteurs et des orateurs dans les sociétés orales, sans qu’il y ait des arts poétiques ou des rhétoriques, de même qu’il y a des truchements sans qu’ils aient appris les langues étrangères autrement que par immersion. La naissance des sciences du langage est le passage d’un savoir épilinguistique à un savoir métalinguistique. [6]

Le processus d’apparition du langage est un processus d’objectivation considérable et sans équivalent antérieur. Les textes ont désormais la possibilité d’être fixés tels qu’ils ont été à un moment donné du temps, inaltérables en eux-mêmes. Ce sont, en quelque sorte, la philologie et la lexicologie qui apparaissent en premier comme mode d’appréhension du langage.
Dans la civilisation indienne ancienne, l’écriture possède un statut intellectuel et social plutôt modeste. On l’utilise avant tout pour des activités de gestion ; mais les textes de Védas sont sus par cœur afin d’être récités lors de cérémonies rituelles. En un mot la grammaire relève de la raison graphique qui possède pour caractéristique essentielle l’objectivation et la bidimensionalité.
Derrida utilise deux sens du mot écriture : l’un pour désigner ce que l’on entend habituellement par ce terme, l’autre pour désigner une instance mystérieuse qui en serait, notamment, la condition de possibilité. Cette démarche conduit à ce que l’on appelle un paralogisme. D’un côté il faut que l’entité mystérieuse soit une écriture, de l’autre, que l’écriture également acquière la propriété pour ne pas être une représentation du langage oral. L’écriture permet de dépasser la linéarité au profit de la bidimensionalité et, cette bidimensionalité est essentielle à la connaissance des sciences du langage. Depuis Ferdinand de Saussure, l’on oppose deux dimensions du langage, l’axe syntagmatique et l’axe paradigmatique. Dans sa pure oralité, la parole est liée à l’individu ; sa possibilité est enfermée dans ses capacités, quand bien même celles-ci doivent se développer dans un rapport d’échange symbolique avec ses semblables. Avec l’apparition du support transposé de l’écriture, nous assistons à un processus original d’externalisation, comme le note Leroi-Gourhan : « Avant l’écriture la main intervient surtout dans la fabrication, la face surtout dans le langage, après l’écriture l’équilibre se rétablit.»[7]

Pensée et langage
Par pensée on désigne habituellement un type d’activité essentiellement exemplifiée dans les sujets humains au point que l’on peut envisager d’en faire leur trait distinctif par rapport aux autres animaux. C’est à ce type d’activité que l’on rattache la capacité d’entrer en contact avec autrui, de prévoir ce qui va se passer, de décider d’une action en fonction de ce que l’on a vécu. On distingue deux éléments dans la pensée proprement dite : d’abord une représentation ou contenu de pensée, ensuite l’activité même de la pensée en tant justement qu’elle est activité. Le langage est une réalité matérielle parfaitement identifiable comme tel. Il paraît évident qu’il y a un certain rapport entre pensée et langage : la conception traditionnelle fait du langage une antériorité de la pensée. Descartes dit que « Le langage humain suppose la raison, conçue comme un instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres. »[8] La pensée humaine, selon Auroux, est conscience, car là où il n’y a pas de conscience il n’y a ni pensée ni langage, tout au plus une image de la pensée ou du langage.
Il se trouve cependant que l’intentionnalité joue un rôle particulier dans les discussions, parce qu’elle est une façon d’aborder la relation entre le langage et la signification. Seul un sujet pensant peut dire ‘je’’. Pour parler il ne suffit pas de faire des phrases correctes, il faut encore les ancrer dans le monde perçu. Husserl a parfaitement vu ce problème et y a répondu par l’intentionnalité comme acte donateur de sens. C’est dans l’interaction sociale que naît le signe et dans l’utilisation socialisée des signes que naissent et se développent l’intentionnalité de signifier et la conscience. En tout état de cause, ce qu’il manque à l’ordinateur pour parler comme un homme, ce n’est pas de disposer d’une âme ou d’entités intentionnelles comme les idées, c’est d’avoir un corps et de pouvoir être immergé dans une société.

Langage et subjectivité
Considérée dans son extension la plus large, la notion de subjectivité désigne la conscience intérieure de soi. Seul le sujet a accès à cette intériorité, à partir de l’objectivité du monde externe. Chez Heidegger, le langage, ontologiquement coextensif au champ de l’intersubjectivité, met en jeu le destin du sujet dans son rapport à la vérité et au sens. Le rapport fondateur de la conscience au sens, recouvre en fait un double problème : « Celui de la capacité de la conscience, en tant qu’instance psychique, à s’atteindre dans sa propre vérité, et celui de la transparence du sens à lui-même.»[9] Pour Heidegger, la parole a ses racines dans la constitution existentiale du Dasein. Ce qui se passe entre un locuteur et un auditeur est fondamentalement une situation existentiale. La base du langage est dans la discursivité et non dans la grammaire ou la logique. La discursivité est le propre d’un homme dont l’être est toujours déjà dehors, et sans cesse engagé dans une ouverture aux autres hommes comme au monde :
Nous possédons une science du langage, et pourtant l’être de l’étant qu’elle prend pour thème reste obscur ; plus encore : l’horizon d’un questionnement possible à son sujet est voilé (…) La recherche philosophique devra ici renoncer à une philosophie du langage pour s’enquérir des choses mêmes, et se mettre aussi dans l’état d’une problématique conceptuelle clarifiée. [10]

Le Dasein est parlant, non parce qu’il serait un intérieur séparé de l’extérieur, mais parce que se comprenant en tant qu’être-au-monde, il est déjà dehors.
Dans la perspective heideggérienne, la compréhension du langage est donc détachée de toute approche instrumentale. Le langage dans son essence, n’est pas le moyen pour un organisme de se manifester, ni non plus l’expression d’un vivant. Le langage est la venue à la fois éclairante et celante de l’être lui-même.
Dans Les Investigations, Wittgenstein procède à la réfutation de l’idée qui était au fondement de sa première philosophie. Le Tractacus avait en effet pour objet de dégager les règles qui étaient supposées régir la structure logique du langage. Il revient sur la prétention philosophique qui fut la sienne dans la première de ses œuvres, pour montrer que plus l’examen du langage est réel, plus l’idée d’un langage idéal est contradictoire. La question des jeux de langage fait toucher au point le plus problématique, et compte donc parmi les controverses de la philosophie de Wittgenstein. Qu’est-ce qu’un jeu de langage ? Dans Les Investigations, le philosophe propose un exemple simplifié à l’extrême. Il s’agit d’un constructeur A qui parle à son aide B. Par exemple A dit « Dalle » et B lui apporte une « dalle ».
Un jeu de langage, c’est donc un élément linguistique assorti des conditions empiriques de son utilisation. Aucun jeu de langage ne respecte l’essence du langage, il n’est que l’une des multiples pratiques possibles du langage ; il ne peut signifier que par ostension, c’est-à-dire si le contexte extra-linguistique est donné. [11]

Les problèmes posés dans le Tractacus, à commencer par celui des rapports entre langage, pensée et réalité, peuvent donc trouver leur solution dans la grammaire ; c’est dans le langage que tout se règle, dit Wittgenstein. La construction de langues idéales n’a pas d’autre fonction que thérapeutique, et n’a jamais eu, en fait, d’autre objet que de parer aux troubles de ceux qui pensent avoir saisi l’usage précis des mots, comme dit Wittgenstein dans le Cahier Bleu : « La reconnaissance de la multiplicité des usages possibles du langage exclut donc toute réduction à un modèle unique, reconsidère la problématique classique selon laquelle un acte de langage comprend à la fois la manipulation de signes et leur interprétation. »[12] L’argumentation de Wittgenstein contre la possibilité d’un langage privé vise précisément à montrer le caractère fondamental du jeu de langage qui permet la représentation des états mentaux.
L’analyse de la douleur dont il fait un exemple particulièrement probant, montre en fait l’aspect déterminant du jeu de langage. La connaissance que nous pouvons avoir de la douleur de l’autre ne serait donc jamais du même ordre que notre connaissance du monde physique extérieur. Le principe de la différence entre les jeux de langage implique que, ce que nous utilisons comme ‘description’ n’est rien d’autre qu’un instrument disponible pour des applications particulières. En ce sens, dit-il, la description de la douleur n’est pas ‘une affaire privée’; parce que mon langage n’est pas un langage privé, car il suppose la référence à des critères publics de l’usage linguistique. S’il faut assigner quelque chose de commun aux thèses de Heidegger, Lacan et Wittgenstein, on ne pourrait mieux l’exprimer que sous la forme d’un refus du métalangage. Les trois formulent explicitement leur rejet :
Depuis peu, la recherche scientifique et philosophique vise toujours plus résolument à produire ce que l’on nomme ‘la métalangue’. La philosophie scientifique qui poursuit la production d’une telle « super parole » se comprend elle-même conséquemment comme métalinguistique. Ce mot sonne comme métaphysique ; mais il ne fait pas que sonner comme lui : il est comme lui ; car la métalinguistique est la métaphysique de la technique universelle de toutes les langues en un seul instrument, l’instrument unique d’information fonctionnelle et interplanétaire. Métaphysique et satellite, métalinguistique et technique sont le même. [13]

La philosophie selon l’auteur des Investigations, n’a rien à expliquer ni à déduire ; elle ne peut faire que placer les choses devant nous. L’erreur dit Wittgenstein consiste à chercher une explication là où il n’y a rien d’autre à faire que de concevoir les faits comme des ‘phénomènes originels’ et de constater que tel ou tel jeu de langage est mis en œuvre.

La mécanisation du langage
La première révolution techno-linguistique fut l’invention de l’écriture, dont les effets se sont trouvés amplifiés lors de la généralisation de l’imprimerie. La seconde fut la grammatisation de toutes les langues du monde, amplifiée elle aussi par la mise en place des politiques linguistiques nationales et l’alphabétisation. La troisième est celle du traitement électronique de l’information présentée en langage naturel. Il s’agit véritablement d’une mécanisation des forces privilégiées de la communication humaine. L’un des premiers et des plus célèbres programmes de TALN nés dans le laboratoire d’IA est, sans conteste, le programme ELIZA mis au point par Joseph Weizenbaum vers 1964. Ce programme visait à établir la capacité pour un ordinateur à simuler une conversion en anglais avec un interlocuteur humain. Le programme était bâti sur deux niveaux : le premier, invariable, analysait les réponses entrées par l’interlocuteur pour y découvrir selon une technique très élémentaire de la correspondance de former des schémas d’expression. Le second, appelé script, variait suivant les versions du programme, et devrait permettre d’improviser des réponses plausibles sur un thème conversationnel particulier. Le traitement auquel il soumet les réponses de son interlocuteur humain consiste exclusivement à y rechercher des séquences qu’il a en mémoire et auxquelles il sait ‘répondre.’ Voici quelques fragments de conversation avec Eliza- DOCTOR :
(…) Les hommes sont les mêmes. De quelle façon ? Ils sont toujours à nous embêter avec leurs histoires. Pensez-vous à un exemple précis ? Et bien, c’est mon ami qui m’a fait venir ici. Votre ami vous a fait venir ici ? Il dit que je suis déprimé. Je suis navré d’apprendre que vous êtes déprimé. C’est vrai, je suis malheureuse. Pensez-vous que le fait de venir ici va vous aider à ne pas être malheureuse ? J’ai besoin d’aide, c’est certain. Que signifie pour vous obtenir de l’aide ? Peut-être pourrais-je apprendre à m’entendre avec ma mère. Dites-m’en plus sur votre famille, c’est ma mère qui s’occupe de moi. Qui d’autre dans la famille s’occupe de vous ? Mon père. Votre père ? D’une certaine façon vous êtes comme mon père. Quelle ressemblance voyez-vous ? (…) [14]

En dépit de sa rusticité, le programme ‘marche’ étonnamment bien, ou, si l’on préfère fait parfaitement bien marcher ses interlocuteurs humains notamment les plus naïfs en matière d’ordinateur et d’intelligence artificielle. Schank, pour sa part réfléchit sur la nature des processus de compréhension. Il constate par exemple que les humains sont très rarement capables de se souvenir avec exactitude de la forme linguistique dans laquelle on leur a communiqué une information. Ce dont ils se souviennent c’est le contenu de l’information qu’ils restituent par diverses paraphrases. D’après lui, les humains traduisent spontanément l’information linguistique en des représentations conceptuelles, qui sont d’ailleurs indépendantes des structures syntaxiques et sans doute même du lexique particulier d’une langue naturelle. Schank essaye de montrer que, très souvent l’information linguistique est non seulement très pauvre, mais aussi extrêmement ambiguë eu égard à ce que les humains sont capables d’en tirer. Aussi d’une phrase comme ; « Jean pleure lorsque Marie lui dit qu’elle aime Jacques, bien des humains inféreront, par exemple, que Jean aimait Marie et a été attristé par la révélation de son amour pour un autre.»[15]

En quoi consiste l’éthique
L’éthique concerne les actions et les comportements humains. Son rôle intellectuel est de déterminer en quoi consiste ce qu’il convient de faire ou ce qu’il est bon d’obtenir pour un individu, un groupe ou tous les hommes. Les normes éthiques se spécifient selon les domaines ouverts à l’action. Evaluer l’impact du développement scientifique et technologique sur l’environnement et la vie des hommes, déterminer, en particulier dans quelle direction il importe de poursuivre ou non ce développement constituent autant des problèmes éthiques. L’immense diversification intellectuelle et culturelle des sociétés modernes, autant que la multiplication des échanges entre différentes civilisations ont conduit à un renouveau important de la réflexion éthique contemporaine.
Ce qui renforce l’idée d’une nécessaire éthique linguistique c’est, fondamentalement, l’acceptation du fait de la diversité des langues. Mais le véritable passage à une dimension éthique s’effectue lorsque l’on réfléchit au statut de ce fait. Le premier problème que l’on rencontre est celui appelé le racisme linguistique. Il y a racisme lorsque les différences réelles sont interprétées comme des différences de statut intellectuel et spirituel, comme des différences d’humanité.
Le racisme linguistique a deux sources. L’une provient de la linguistique populaire. Les individus et les peuples voient dans leur idiome une forme d’individuation et de constitution de leur identité. C’est une tendance courante que d’interpréter la différence comme inégalité et supériorité par rapport à l’autre. La seconde source du racisme linguistique est d’origine savante. Il y de forts prolongements dans la philosophie contemporaine par l’intermédiaire du thème (heideggérien) de la supériorité indépassable du grec et de l’allemand pour la constitution de cette discipline.
Habituellement lorsque l’on parle des langues harmonieuses, des langues logiques, des langues pauvres, ces qualités sont toujours traduites en termes d’échelle de valeurs où nos propres habitudes linguistiques servent d’étalon. Lorsque l’on parle de la « qualité de la langue », on vise, en fait, la qualité du discours. Dans le monde moderne, l’utilisation des langues est régie par des lois. Les Etats fixent généralement dans leur constitution les langues officielles, c’est-à-dire celles dans lesquelles s’effectuent l’administration, se promulguent les lois, se rend la justice. Une langue ne survit que si elle est une langue officielle pour un nombre important de locuteurs. Le multilinguisme est une solution qui a été adoptée dans de nombreuses circonstances historiques et culturelles. On peut penser que le multilinguisme respecte davantage la liberté individuelle et qu’il préserve la diversité.

Conclusion
Nous réalisons au terme de cette analyse que la philosophie du langage est aujourd’hui un champ vaste et complexe, en pleine évolution. Il est probablement appelé à devenir, dans les prochaines années l’un des domaines fondamentaux de la recherche philosophique. Le langage est un enjeu technologique fondamental pour les décennies qui viennent. Le philosophe aujourd’hui doit affronter la question de l’essence du langage en soi et pour soi !
Les philosophes anglo-saxons et les positivistes austro-allemands (Cercle de Vienne), héritiers de la réaction néo-kantienne à l’idéalisme, ont joué un rôle de pionniers dans ce domaine, en faisant du langage l’un des objets essentiels de leur réflexion.
par Richard DOUNIA

[1] Sylvain AUROUX, La philosophie du langage, Edi, Paris, PUF, 1996, p. 17.
[2] André Leroi-Gourhan, cité par Sylvain Auroux, Op. cit., p. 40.

[3] Aristote cité par Sylvain AUROUX, op. cit., p. 50.
[4] Rousseau cité par Sylvain AUROUX, op. cit., p. 51.
[5] Rousseau, op. cit., p. 54.
[6] Op. cit., p. 61.
[7] André Leroi-Gourhan cité par Sylvain AUROUX, op. cit., p. 77.
[8] Descartes, cité par Sylvain AUROUX, op. cit., p. 195.
[9] Martin Heidegger, cité par Sylvain AUROUX, op. cit., p. 223.
[10] Heidegger, op. cit., p. 226.
[11] Wittgenstein, cité par Sylvain AUROUX, op. cit., p. 244.
[12] Wittgenstein, op. cit., p. 246
[13] Op. cit., p. 249
[14] Op. cit., p. 262.
[15] Schank cité par AUROUX, op. cit., p. 271.

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